
Depuis quelques années, Detroit fascine, tant elle symbolise de façon spectaculaire les excès et la brutalité du capitalisme. Délocalisations et concurrence étrangère ont eu raison de l'industrie automobile, principale activité de la ville. Les usines ont fermé, les habitants sont partis, les services publics ont été abandonnés. Yves Marchand et Romain Meffre ont dépeint cette situation dans The Ruins of Detroit. En 2009, enquêtant sur la crise économique aux États-Unis, les photographes italiens Arianna Arcara et Luca Santese, membres du collectif Cesuralab, se rendent à Detroit. Tandis qu'ils travaillent, ils découvrent dans les maisons délabrées ou les administrations, des photos jonchant les sols qu'ils se mettent à collecter. Immédiatement fascinés par ces images, datant des années 1960 à 1990, ils décident alors de ranger leurs appareils. Il leur apparaît que présenter ces photos, réalisées par les habitants même, tandis que la ville se disloquait pouvait être plus pertinent que de représenter une énième fois les conséquences de la chute économique de Detroit.
En 2010, Arcara et Santese réalisent une nouvelle plongée archéologique dans le Michigan. De leurs deux voyages, ils ramènent plus de 1500 images. Mises en forme, une partie de ces photos trouvées étaient présentées à Paris lors de l'exposition inaugurale du Bal à l'automne 2010. Un peu moins de 200 sont aujourd'hui réunies dans le livre Found Photos in Detroit. Formellement, l'objet se présente comme une archive. Cela se ressent dès la couverture de carton brun qui ne porte d'autre mention que le titre sur une étiquette blanche en embossage à la manière d'un dossier administratif. À l'intérieur, la plupart des images sont reproduites à leur taille réelle pour affirmer leur statut de document. Dès la première page, le passage du temps, la force des intempéries, la fragilité du matériau photographique sont mis en exergue : les huit polaroids présentés sont presque entièrement illisibles. Cette indéterminabilité est au cœur du projet. Portraits, photos de familles ou scènes de crimes photographiées par la police : de ces images l'on apprend peu, très peu. La quasi-totalité des personnes représentées sont noires, conséquence de la ségrégation économique qui a vu depuis longtemps les classes moyennes blanches fuir la ville. Mais ceci est un savoir extérieur plaqué sur les images. Une série représente un jeune garçon torse nu qui montre tour à tour à la caméra ses bras, son dos. Là encore, nulle certitude. Mais dans le regard et dans quelques marques sur la peau, on craint de reconnaître une victime de violences physiques. Des photos trouvées dans un poste de police montrent des scènes d'homicides ou des accidents de la route.

Found Photos in Detroit s'avère tout à fait passionnant par les questions qu'il pose. Celles de la mémoire publique comme privée. Quelle est la mémoire d'une famille qui oublie ses souvenirs lors d'un déménagement ? Quelle force, hors péril imminent, peut la pousser à abandonner des images généralement précieuses ? Dans le domaine public, que faut-il penser d'une institution judiciaire qui néglige des documents et des archives devant contribuer à la manifestation de la vérité ? Quelle confiance lui faire ? Sans doute, est-ce pour interroger la matérialité de cette mémoire photographique qu'Arianna Arcara et Luca Santese abandonnent sur la fin du livre le format de l'archive. Ils usent alors de gros plans d'images maculées où, sous l'effet de l'eau ou du feu, le sujet se dissout comme la mémoire dans l'oubli.
Arianna Arcara et Luca Santese, Found Photos in Detroit, Cesura Publish, reliure cartonnée, 80 pages, édition de 1000 exemplaires. Conception graphique : Arianna Arcara et Luca Santese.
Merci à A.D.C. qui se reconnaîtra.
Allez voir ailleurs !
Found Photos in Detroit, le site consacré au projet.
Cesura Publish la structure d’édition du collectif Cesuralab.
Compte-rendu de The Ruins of Detroit d’Yves Marchand et Romain Meffre.
Voir aussi The Detroit Diary de Jimini Hignett, conception graphique de Anna Haas. Livre nominé comme l’un des plus beaux livres suisses en 2010.