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BERENICE ABBOTT


De Berenice Abbott, on ne retient souvent que son rôle dans la découverte d'Eugène Atget et son célèbre livre Changing New York. Elle naît en 1898 dans l'Ohio et après des études universitaires, s'installe à New York en 1918 où elle fréquente la faune arty de Greenwich village où elle croise Man Ray. Elle s'essaie à la sculpture. En 1921, elle s'embarque pour l'Europe. A Paris, elle travaille quelque temps dans l'atelier de Bourdelle avant de devenir, en 1923, l'assistante de Man Ray, d'abord en chambre noire puis pour la prise de vue. À son contact, elle fréquente les surréalistes et découvre l'œuvre d'Atget. En 1925, financée par Peggy Guggenheim, elle ouvre son propre studio photo. Devant son objectif posent les Anglo-saxons de Paris (James Joyce, etc.) et les figures du Paris des arts et lettres (Gide, Cocteau, Foujita…). En 1927, elle convainc Atget, à qui elle a déjà acheté quelques tirages, de poser pour elle. Il décède quelques jours après la prise de vue. Berenice Abbott achète alors son fond d'atelier : ses albums et des milliers de négatifs et tirages. Elle consacrera dès lors une part de sa vie à faire reconnaître l'œuvre d'Atget comme fondatrice de la modernité photographique (1). En 1929, de retour à New York, elle est frappée par les changements que la ville a subis depuis son départ huit ans plutôt. Elle entreprend alors ce qui deviendra son grand œuvre, Changing New York (2).


Le luxueux coffret que publie Steidl en collaboration avec Commerce Graphics, en charge de son héritage, est l'occasion de porter un regard renouvelé sur l'œuvre de Berenice Abbott. Le premier volume regroupe ses différents travaux, à l'exception des images new-yorkaises. On y trouve les portraits, la série dite "The American Scene" soit des paysages et scènes de rue réalisés aux USA entre 1935 et 1983, et ses images scientifiques, domaine dans lequel elle s'est beaucoup investie entre 1940 et 1961. Les portraits, qu'ils soient de la période française ou américaine, sont tout en nuances de gris subtils, le plus souvent cadrés en plan américain avec une faible profondeur de champ et une zone de netteté qui détache vivement les visages. Malgré la beauté formelle de certaines images, et malgré l'aura des sujets (de Joyce à Cocteau, de René Crevel à la princesse Bibesco, de Noguchi à Edward Hopper), ces portraits à l'éclairage artificiel marqué demeurent assez datés dans une esthétique années 30.


"The American Scene", recueil d'images captées ici ou là aux États-Unis durant près de 50 ans, introduit à la complexité de l'œuvre d'Abbott. On y sent à la fois l'influence d'Atget, des constructivistes ou des photographes de la Farm Security Administration, tel son ami Walker Evans. On y perçoit aussi (regard rétrospectif bien sûr) les prémices de grandes tendances de la photographie de la deuxième moitié du XXe siècle. Standard Oil Project, NJ, 1945 évoque les Becher quand American Shop, NJ, 1954 fait penser à Winogrand. On pourrait ainsi longtemps s'amuser à chercher parenté et filiation entre images. Cette question de lignage sera au cœur des pages new-yorkaises. Ce premier volume se clôt sur les photos scientifiques auxquelles Berenice Abbott accordait une grande importance. Persuadée à juste titre que la science était au cœur de la civilisation du XXe siècle, elle avait conscience que le grand public n'y comprenait rien. Pour réaliser cet ensemble, elle a pu collaborer avec le célèbre Massachusetts Institut of Technology (MIT) où elle a photographié certaines expériences de physique. Le résultat laisse songeur, les images évoquant davantage Muybridge ou Marey que la technologie moderne. Là encore perce la tension entre photographie ancienne et moderne.


Le deuxième volume regroupe donc les photos new-yorkaises. L'influence d'Atget y est évidemment perceptible dans les représentations de petits métiers, dans les paysages urbains, ou les détails d'enseignes commerciales. D'autres images de portefaix ou de mendiants évoquent Lewis Hine, autre photographe qu'Abbott a contribué à sortir de l'ombre. Toutefois, par rapport à Atget, Abbott innove en multipliant les vues en plongée ou en contre-plongée. Réminiscence constructiviste certes, mais chez Abbott ces cadrages sont au service d'une volonté descriptive plus que graphique. Traduction visuelle également de la verticalité new-yorkaise.


Inscrites dans une histoire de la photographie, les images de Berenice Abbott sont en même temps ancrées dans un temps présent et ouvrent sur le futur de la photographie américaine et plus largement de la photo documentaire. Elle prend en compte les marqueurs de la modernité naissante : place grandissante de l'automobile, pompe à essence, station d'hydravion au pied de Wall Street ou paquebots. Ses vues d'intérieurs de magasins ou de vitrines sont comparables à celles que réalise à la même époque Walker Evans. Ce qui la différencie de ce dernier, tout comme d'Atget, est son absence de systématisme. L'aspect protéiforme du New York de la fin des années 1930 où les chevaux voisinent avec les enseignes aux néon n'y est peut-être pas étranger. Ce caractère changeant de la ville conduit Abbott à des intuitions qui annoncent la photographie moderne. Feuilleter ces pages est une invitation au name-dropping : Colombus Circle, NY, 1936, avec ses enseignes lumineuses évoque Lee Friedlander, tout comme John Watts Statue, from Trinity Church Looking One Wall Street, NY, 1938, où la statue est vue de dos. Newsstand, 32nd Street and Third Avenue, NY, 1935 fait penser à une image des Américains de Robert Frank. Mieux encore, Rockefeller Center, NY, 1932, où l'on voit les excavations et l'élévation du batiment en construction, n'est pas sans lien avec certaines images réalisées par Stéphane Couturier dans les années 1990.


La reconnaissance de l'œuvre de Berenice Abbott pâtit sans doute de son aspect transitoire, entre photographie de la première moitié du XXe siècle et pratiques qui se sont développées après guerre. Pour autant, il est rétrospectivement passionnant d'observer une période charnière du medium photographique au cœur même d'une démarche singulière.


(1) Les surréalistes que fréquentait Abbott à Paris ont été les premiers à pressentir l'importance d'Atget et ont donc tenté de tirer son œuvre vers leur univers. Le grand apport d'Abbott, outre d'offrir à Atget une reconnaissance mondiale, a été de le poser en père de la photographie documentaire dans l'acception artistique du terme. En effet, à partir d'Atget s'écrit toute une lignée de l'art moderne et contemporain qui va de Walker Evans aux Becher et trouve des prolongements aujourd'hui encore. Peu importe qu'Atget ait eu conscience ou pas (vraisemblablement pas) de créer une œuvre d'art. Sa démarche, documenter minutieusement les bouleversements architecturaux de Paris puis classer ses images dans des albums typologiques est fondatrice de la modernité. De son vivant, Atget vendait ses images à diverses institutions (ville de Paris, musée Carnavalet) comme témoignage du vieux Paris. Cette vision d'un Atget documentaliste a longtemps été prégnante en France, même si elle n'est pas historiquement fausse. Mais, il est particulièrement amusant de lire ici ou ici la perplexité des conservateurs et scientifiques en charge de la rétrospective Atget qui s'est tenue à la BNF en 2007 face à cette introduction d'Atget dans le champ de l'art qui a été opéré par le milieu de l'art lui-même et non pas par l'institution muséale nationale. Le fait que Berenice Abbott ait, en 1968, cédé son fond Atget au Moma de New York qui s'est depuis employé à poursuivre son travail de divulgation de l'œuvre ajoute sans doute à la frustration des institutions françaises.


Berenice Abbott, Steidl, deux volumes sous coffret, 580 pages.


Allez voir ailleurs !

De nombreuses photos extraites de Changing New York sur le site de la New York Public Library.

D’autres images de Berenice Abbott sur Masters of Photography mais aussi de Atget , de Lewis Hine , de Walker Evans et de Lee Friedlander .

Le dossier de la BNF autour de la rétrospective Eugène Atget, c’est par ici .

Quelques images, récentes pour la plupart, de Stéphane Couturier sur le site de la galerie Polaris.

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