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Dayanita Singh SENT A LETTER



Ces dernières années, Dayanita Singh a pris l'habitude de réaliser de petits journaux photographiques lors de ses voyages à travers l'Inde. Elle fabrique ces livres d'artiste en deux exemplaires, et en adresse un, soit à la personne qui l'accompagnait, soit à quelqu'un à qui elle pensait tout particulièrement au cours de son périple. Six d'entre eux sont aujourd'hui reproduits sous forme de livrets en accordéon présentés dans un merveilleux emboîtement toilé de facture artisanale. Un septième volume intitulé Nony Singh, du nom de la mère de la photographe les accompagne. Il contient des photos de famille, nous y reviendrons. Ce que Dayanita Singh livre aujourd'hui au public sont donc des photos privées : album de famille ou memento mori de moments partagés avec des amis. Présentées sans aucun commentaire, ces petites images sont profondément mystérieuses, voire indécidables, pour qui ne connaît pas l'Inde.


Dayanita Singh qui a étudié à l'International Center of Photography (ICP) de New York et travaille pour la presse internationale (Granta, Marie-Claire, New Yorker, Newsweek…) refuse explicitement toute notion d'indianité à ses images. Une approche documentaire donc, frontale souvent, poétique parfois. Il me semble pourtant que mis bout à bout ces sept petits livres projettent un regard très personnel sur l'histoire d'un pays, entre hier et aujourd'hui, inextricablement liée à l'histoire individuelle de la photographe.



Chacun des livres porte le nom d'une ville d'Inde. Le premier, Allahabad, s'ouvre par un portrait de Jawaharlal Nehru, le "père" de l'indépendance indienne. Tout le volume est consacré à ce qui est vraisemblablement le musée Nehru de la ville. Bombay, présente des statues, de nombreuses figurines dans des vitrines qui me sont absolument indéchiffrables, la vue d'une tombe et celle d'un building moderne. Dernière image des statues de cire ou je reconnais Gandhi serrant la main à un occidental (Lord Mountbatten ?). Calcutta se compose de vues de la ville entre modernité et tradition : flot de voitures croisant un troupeau de chèvres, pont métallique et modestes échoppes. Dans ce troisième volume se fait, pour la première fois de manière visible, le lien entre grande histoire et histoire intime. Sur certaines images on reconnaît le compagnon de voyage de la photographe, qui n'est autre que Gerhard Steidl, son éditeur. Devigarh est constitué de paysages aux architectures splendides et décaties. Dans une vitre on aperçoit le reflet de la photographe. Avant-dernière image : un autoportrait avec son compagnon, aussi évident qu'original, réalisé grâce à un miroir au plafond. Les vues de ce qui semble être un musée ethnologique sont les premières de Padmanabhapuram. Ensuite des paysages maritimes très sensibles, puis un palais au sol si brillant qu'il semble être de l'eau. Point final avec une sculpture d'une divinité inconnue de moi. Ce retour vers l'Inde éternelle se poursuit dans Varanasi (Bénarès). Contrairement aux précédents volumes réalisés au 6x6, celui-ci est constitué de 24x36. Dans cette ville sacrée de l'hindouisme, Dayanita Singh photographie des femmes en sari et des enfants sur des terrasses surplombant le Gange. Nulle trace de modernité, les images sont intemporelles.


À ce parcours à travers l'Inde contemporaine et historique, Dayanita Singh a donc choisit d'adjoindre des photos de famille. Nony Singh regroupe donc des photos réalisées par la mère de l'artiste, photographe amateur de grand talent. Vues d'un intérieur bourgeois, femme superbe, couple amoureux, puis des enfants dont une fillette que l'on voit grandir et devenir une jeune femme : Dayanita Singh elle-même. Ultime image, un portrait sur lequel se dessine l'ombre de la mère photographe.


En restant au plus près des images, a priori mystérieuses, de Dayanita Singh on parvient donc à déceler une double logique à son projet : retracer les grandes lignes de l'Histoire indienne à un instant T, tout en inscrivant son identité personnelle, celle venue de l'enfance, tout comme celle résultant des choix adultes, dans une lignée bien plus que millénaire. Et si c'était dans cette articulation des temps longs et courts, dans l'art de l'editing et non dans les images elles-mêmes, que résidait l'indianité de l'œuvre de Dayanita Singh ?


Dayanita Singh, Sent a letter, Steidl, Sept volumes, 126 pages.

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