top of page

Ed Templeton DEFORMER



On croyait la veine autobiographique peu ou prou tarie après son exploitation outrée par les épigones de Nan Goldin ou de Larry Clark et la récupération du filon par la pub et la mode. Avec Deformer, Ed Templeton en démontre pourtant, de manière bouleversante, toute la pertinence pour peu de ne pas réduire une recherche intimiste à une simple posture. Ancien skateboarder professionnel reconverti en chef d'entreprise et en artiste graphique Templeton est, a priori, un parfait blanc-bec d'Huntington Beach, Californie. N'était-ce la puissance rare de son récit.



Conçu comme un scrap-book, Deformer, est découpé en deux parties d'inégale ampleur : "On one hand" et "And on the other". La première couvre les années d'enfance et d'adolescence jusqu'à la rencontre de Deanna qui deviendra sa femme. C'est l'histoire banale et poignante d'une famille disloquée. Le père qui s'en va avec la baby-sitter de 16 ans, et une mère atteinte d'une infirmité mentale faisant de son mieux pour élever ses enfants. Dans ce Dickens moderne, les grands-parents représentent la seule autorité morale. Ed Templeton l'écrit : "sans eux ma vie était condamnée." Cette première partie mêle images récentes, photos de famille, tapuscrits, documents tels que bulletins scolaires, notes manuscrites ou lettres des grands-parents, dont évidemment, l'adolescent Ed fait le désespoir tant il s'éloigne des préceptes chrétiens auxquels ils croient. Ce premier chapitre se clôt avec les premières images de Ed skater et les premières photos de Deanna. Photomatons d'enfances et portraits dénudés de la belle se mêlent aux mots adolescents : lettres suicidaires et déclarations d'amour.



Ellipse faite des années 1990, celles des débuts de skater pro et des premières peintures, la deuxième partie, la plus longue, est celle du devenir adulte. Snapshots d'une Amérique de la dérive : un latino agite la bannière étoilée tandis qu'une enfant manie un flingue alors qu'un ado s'essaie à la guitare basse devant l'affiche de Grease. La vision est sombre. Les motifs de croix récurrents. Des vieillards en fauteuils roulants électrifiés croisent des SDF délogés manu militari par la police. Un voyage à travers l'Europe, loin de verser dans le pittoresque, est l'occasion d'approfondir les obsessions : la religiosité, la mort, le passage du temps, le sexe. Souvent le texte s'invite dans les photos. "Choisissez !" clame un nuage tandis qu'une pancarte affirme : "Hasard". Quand le mot n'est pas consubstantiel à l'image, Ed Templeton, écrit, rature la surface sensible. Le travail d'editing, quasiment de montage, fait revenir des images anciennes, notamment des portraits de Deanna, ce qui ajoute à la structure complexe du travail de remémoration et à la difficulté pour le lecteur d'appréhender le récit de manière linéaire. Deformer est pourtant un véritable "page turner". On s'attarde à scruter les détails de chaque image à la recherche d'un indice, et pourtant la seule hâte est d'atteindre la page suivante pour connaître la suite de l'histoire avec, dans le même mouvement, la crainte de la voir se finir trop tôt. Symboliquement, le livre se clôt par un autoportrait avec Deanna et par un portrait de la mère endormie que l'on croirait post-mortem. Étrangeté, le colophon est précédé d'un avertissement indiquant qu'aucune photo n'a été réalisée en numérique, qu'elles n'ont été ni mises en scène ni recadrées, et enfin que Photoshop a été utilisé uniquement pour faire disparaître quelques poussières sur les scans. Comme quoi, l'on peut être adepte des sous-cultures urbaines et traditionaliste en matière de photographie. Mais c'est sans doute de ce hiatus fécond que naît toute la force de Deformer.


Ed Templeton, Deformer,  Damiani, 168 pages

BLOG

bottom of page