Ce texte, à peine modifié, reprend la lecture que j'ai donnée au Fotobook Festival de Kassel, le 25 octobre dernier. Il adopte la forme d'une "photobook studies", locution forgée par Markus Schaden. Merci à lui

Simmon : A Private Lanscape est sans doute l’un des livres parmi les plus beaux et les plus universels publiés ces dernières années. Simmon est beau par ses images, par l’exceptionnelle présence de son personnage et par la qualité superbe de son impression. Il est universel, même si les photos ont été réalisées dans un cadre très spécifique, car il questionne profondément la nature humaine, le genre, notre relation aux autres, à la nature et à la civilisation.
Simmon : A Private Landscape est doublement relié au thème de ce sixième Fotobook Festival qui célèbre l’œuvre de Daido Moriyama. Tout d’abord parce qu’il existe des liens entre Hosoe-san et Moriyama-san. D’une part, Daido Moriyama a été l’assistant de Eikoh Hosoe à partir de 1961, l’année où Hosoe a commencé les prises de vue avec l’écrivain Yukio Mishima qui ont conduit à la publication en 1963 de Barakei. Il existe des images de Moriyama entourant le corps de Mishima d'un tuyau d’arrosage pour ce qui est l’une des plus célèbres photos de Barakei. D’autre part, parce que ce livre, composé de photographies réalisées en 1971, été publié en 2012, par Akio Nagasawa qui est désormais le principal éditeur de l’œuvre de Moriyama-san à travers la publication des Records ou de livres majeurs comme Labyrinth.
Avant de feuilleter Simmon : A Private Landscape, il faut avoir à l'esprit quelques éléments de contexte. D’abord, revenir rapidement sur le parcours d’Eikoh Hosoe. Il est né en 1933. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, au moment des attaques nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki, il a donc douze ans. Je ne veux pas faire de psychologie, mais Eikoh Hosoe a évoqué à plusieurs reprises cette période, y compris dans sa postface à Simmon. C’est un adolescent qui a grandi dans la pleine conscience de ce drame, de la défaite et de l’occupation américaine qui a suivi.
Ce traumatisme national a profondément marqué les pratiques des avant-gardes artistiques japonaises de l’après-guerre. Notamment le Buto, une forme d’art entre danse et performance créée par Hijikata Tatsumi à la fin des années 1950. Cette avant-garde est dans un mouvement contradictoire : tout à la fois un rejet de la tradition nationale qui a conduit à la catastrophe, un rejet également de l’impérialisme américain et en même temps une fascination pour les mouvements artistiques occidentaux, européens notamment. L’expressionnisme allemand ou l’existentialisme, par exemple. Influences que l’on va retrouver dans Simmon : A Private Landscape.

En 1959, Hosoe assiste à la représentation de Kinjiki (Couleur interdite) conçue par Hijikata d’après un texte de l’écrivain Yukio Mishima. C’est pour Hosoe une révélation. Il a depuis déclaré que le Buto était le pilier de son œuvre. On trouve là, un autre lien avec Moriyama qui, dans son premier livre Japan, a Photo Theater représentait, parmi d’autres sujets, des membres de la troupe Tenjo Sajiki dirigée par un autre metteur en scène d’avant-garde, Terayama.
Et le monde étant tout petit, Kazuo Ono, autre pionnier du Buto, figure dans le Tokyo de William Klein (1964) dont on sait à quel point le livre sur New York a marque Daido Moriyama. Pour comprendre à quel point cette scène artistique japonaise était imbriquée, on pourrait multiplier les exemples. Parler par exemple de Tanadori Yokoo, le graphiste de la deuxième édition de Barakei d’Hosoe, mais aussi très proche de Terayama et compagnon de voyage du premier séjour de Moriyama à New York, en 1971.
Hijikata, l’inventeur du Buto et Mishima seront les sujets des deux livres les plus célèbres de Hosoe : Kamaitatchi et Barakei. Simmon : A Private Landscape pourrait être vu comme le troisième volet d’une trilogie centrée sur un personnage (dans le sens théâtral) unique et mythique : le Kamaitatchi étant un animal fantastique, un peu comme la licorne, Mishima, un écrivain scandaleux et hors normes. Simmon représentant à la fois l’enfance et l’interrogation sur la différenciation des genres. À chaque fois, ces personnages sont totalement mis en scène par Hosoe.
Pour moi, Simmon est une très grande réussite du récit photographique. Il y a un point de départ et un point d’arrivée. Entre les deux, une narration s’est construite. Et le lecteur attentif peut très facilement comprendre ce récit en image qui lui est proposé. J’aimerais le parcourir avec vous.

Puisque la photographie ne parvient jamais à se débarrasser totalement des mots, commençons par le titre. On y trouve deux éléments. Simmon est le nom du personnage unique du récit. Simmon, à l’époque des prises de vue, en 1971, était l’un des acteurs principaux du « Théâtre de la Situation » créé et dirigé par Juno Kara, une troupe d’avant-garde, dans la lignée du Buto, connue pour jouer sous une tente rouge. Simmon jouait des rôles féminins. Et c’est une supposition, qu’il faudrait vérifier auprès d’Akio Nagasawa, on peut se demander si le rouge si frappant de la couverture du livre ne renvoie pas à cette tente rouge.
Simmon a également joué son propre rôle dans le film de Nagisa Oshima, Journal d’un voleur de Shinjuku. Simmon s’est choisi ce nom, si peu japonais, en hommage à la chanteuse de jazz Nina Simone. Depuis, Simmon d’acteur est devenu auteur : il est un créateur de poupées mondialement reconnu. Ses poupées, très étonnantes, sont quelque part entre celle de Hans Bellmer et les représentations anatomiques en cire que l’on peut trouver dans les musées de médecine.
La seconde proposition, « A Private Landscape » implique un voyage intérieur, une géographie intime. À la fois, le quartier ou vivait Simmon à l’époque, mais aussi des lieux de Tokyo inscrits dans la mémoire de Hosoe. Car dans la photographie d’Hosoe, comme dans celle de Moriyama d’ailleurs, le souvenir, la mémoire sont essentiels. Ainsi, Hosoe a dit dans une interview : « The dearest photographs are the one that act as memory because memories can never be remade. »

Et en effet, passé un frontispice et deux textes en hommage à Simmon, c’est un voyage qui commence dans une gare, celle d’Ishikawadai. On découvre, minuscule à droite de l’image, un homme accroupi, un miroir à la main en train de se maquiller le visage en blanc devant la gare. Il est en habit occidental. La métaphore du voyage (le récit) et de la transformation est évidente. Et le mot grec de « Metaphora » signifie transport. Le fait que le récit proposé par Hosoe est une fiction, une construction, est évident dès cette première image. D’ailleurs pour lui, et sans doute est-ce une chose apprise du Buto, souvent joué en pleine rue, l’appareil photo est une scène où se joue une performance dont le public est la caméra, et non pas pas un enregistrement du réel. En cela, Hosoe rompt avec la tradition de la photographie japonaise qui était jusque là conçue comme la représentation d’une vérité.
Image suivante, la métamorphose accomplie, Simmon au milieu d’une rue, vêtu d’un Yukata, traditionnel habit d’été, plus léger que le Kimono, laisse éclater son euphorie. Mais très vite (3 images plus tard) se manifestent le fantasme et le désir d’un retour à la matrice, in utero. Simmon se glisse dans un trou sur un bord de rivière. On pourrait aussi penser, pourquoi pas, au terrier du Kamaitatchi. Suit toute une séquence très sexuée de relation à la nature. Devant une petite maison traditionnelle, il étreint un arbre dans un mouvement d’extase. Image suivante, le geste par lequel il offre sa bouche à une fleur paraît là encore sans équivoque. Tournons la page, le personnage de Simmon à demi dénudé gît dans l’herbe avec là encore une expression de jouissance. À la droite de l’image des fanions en forme de carpes, des Koinobori célèbrent la fête des jeunes garçons. Simmon représente donc tout à la fois l’homme, la femme et l’enfant. Et cette notion de l’enfance se retrouvera tout au long du livre.
Après une image, où Simmon semble prêt à se dissoudre dans un buisson, il réapparaît devant un temple bouddhiste. Appuyé à une vasque de fonte où brûle de l’encens, il a en bouche une pipe à opium. Onirisme. À partir de ce moment dans le livre, son regard est presque toujours face caméra. Cette image est également la première où intervient un public. Dans ce lieu traditionnel, sacré, c’est Simmon vêtu de manière traditionnelle, qui est scruté comme un animal étrange par des spectateurs vêtus à l’occidentale. On retrouve ici, une notion clé du Buto : il s’agit moins de jouer une pièce de théâtre que d’exécuter une performance dans l’espace public, d’en troubler le paisible quotidien et d’amener les personnes présentes à questionner le sens de ce quotidien.
Après cette expérience, où d’une certaine manière il s’agissait de revenir à la tradition, mais où est fait le constat d'un changement inéluctable, Simmon s’éloigne, l’air un peu désespéré dans la ville moderne. Tokyo est une ville de strates architecturales et si Simmon est un paysage privé c’est aussi la vision d’un paysage urbain qui disparaît. Et bien entendu, le livre étant publié 40 ans après les prises de vue, le Tokyo d’aujourd’hui n’est plus celui des images. Tout comme le Berlin d’aujourd’hui n’est plus celui de 1970.
On retrouve Simmon, enfantin à nouveau, dansant près d’un petit temple consacré aux enfants. Les bâches blanches près de lui promettent de découvrir le nom de son futur enfant grâce à l’acupuncture.

Puis, Simmon replonge dans la ville moderne. Nous le retrouvons à l’angle d’une rue devant un magasin de vêtements hurlant de désespoir. Nul ne fait attention à lui. Là encore opposition entre tradition et modernité. Également ce sentiment si commun de ne pas trouver sa place dans la ville. Le Japon a été le cadre de la première expérience de démocratie imposée par les États-Unis. Ceci, lié à l’humiliation de la défaite et à la modernisation très rapide du pays après guerre conduit, sans doute nombre de japonais, mais en tous cas nombre d’artistes, dont Mishima à poser des questions que l’on retrouve dans Simmon : Qu’est-ce que le Japon aujourd’hui ? Qui suis-je dans ce Japon ? Quelle y est la place de l’individu ?
L’image suivante est dans sa forme et son thème très comparable. Mais Simmon, une rose à la main, semble redevenir le sage invisible face à la vitesse de la ville moderne matérialisée par le flou de mouvement des vélos et des passants. Et l’on sait depuis Baudelaire et Benjamin que la foule de la ville moderne crée l’anonymat. La foule est pour Benjamin un masque qui cache la vérité. Elle symbolise pour lui l’impossibilité de l’expérience collective. Et, bien entendu, le maquillage de Simmon est également un masque. Un masque entre sa vraie identité et le personnage qu’il interprète. Un masque entre lui et les autres. Mais cette apparente sérénité se brise dès l’image suivante ou Simmon est assis, l’air triste, devant la même boutique tandis que la commerçante, floue s’amuse.
S’ouvre ensuite un troisième chapitre du livre. Dans la plupart des images qui suivent, Simmon n’est qu’un personnage minuscule perdu dans le paysage urbain. Même s’il y aura des exceptions, des allers-retours, le récit de Eikoh Hosoe étant tout sauf simple et littéral. Voici donc Simmon minuscule créature devant la brasserie de bière Asahi dont le nom pourrait se traduire par "la lumière du matin". Pourtant c’est davantage à un crépuscule que l’on semble assister. Si ce n’est plus face à la foule, mais face à l’immensité architecturale de la ville, là encore c’est l’individu qui disparaît.
On retrouve Simmon minuscule, encore, sur un pont au-dessus de la Sumida River. Même si son expression semble plutôt de la curiosité, se pencher au-dessus d’un pont implique la possibilité d’en sauter. L’image suivante, à nouveau très sexuée, dans une forme d’hystérie, semble moquer cette crainte du suicide qui a pu être provoquée chez le lecteur. Il faut vraiment avoir en tête que pour Hosoe la photographie n’est pas un enregistrement du réel, mais une performance jouée par l’acteur et le photographe. L’appareil est la scène où se joue cette performance. Le livre est la possibilité de la réactiver.
Simmon regagne ensuite, pour deux photos, la foule et les quartiers fréquentés. Assis dans la rue où, minuscule silhouette observant un marché depuis une fenêtre, il est totalement inadapté au mouvement de la ville moderne. On le retrouve encore, tel un gamin, assis les jambes pendantes, au bord d’un canal, son reflet dans l’eau. Triste narcisse. Image suivante, toujours au bord du canal, quasi dénudé, il joue avec des feux d’artifice. Mais plus que l’enfant joueur, l’image évoque la combustion de soi. Simmon revient ensuite vers des quartiers plus populaires, mais il y est tour à tour invisible derrière une porte, hiératique et moqué par un groupe de femmes ou l’idiot qui pose avec un groupe d’enfants grimaçants.
La fin s’approche, et Simmon encadré par deux piliers entre en transe et se dévêt. D’un bond il s’enfuit. Échappe à la ville. On le retrouve pantelant dans une prairie, une nature retrouvée, mais une nature périurbaine souillée par la modernité. Au loin un pont, une route. Image suivante, gisant dans la diagonale de l’image le personnage de Simmon est symboliquement mort dans une nature marquée par la modernité avec au loin des poteaux électriques. Dans les trois dernières images du livre, des paysages industriels, Simmon a tout simplement disparu. Dans la dernière, au-dessus d’une zone périurbaine des cerfs-volants traditionnels montent vers le ciel. La symbolique est assez claire.
Merci à Frédérique Destribats, à Pino Musi (photos du livre), à Jean-Kenta Gauthier et à Marc Feustel pour leur aide précieuse.
Eikoh Hosoe, Simmon : A Private Landscape, Akio Nagasawa Publishing, reliure toilée, 900 exemplaires numérotés et signés. Conception graphique : Hiroshi Nakajima
Allez voir ailleurs !
Le site d’Akio Nagasawa et celui du Fotobook Festival.