
Il fallait toute l'ironie d'un Martin Parr pour transformer un produit de consommation en objet artistique que l'on s'arrache. En 2005, l'iconoclaste britannique, qui avait déjà réalisé des séries de mode pour la presse féminine, a eu l'idée géniale de concevoir un magazine de mode dont il serait l'unique auteur : sujets magazine, pubs tout était de sa main. Il s'entretenait avec un autre excentrique, le couturier Paul Smith et confiait la rédaction de textes à des plumes affûtées telles que Laurence Benaïm, Éric Troncy ou Olivier Zahm. Comme dans un vrai magazine on trouvait même un (faux) courrier des lecteurs et une recette de cuisine, à la sauce Parr : la tartine de haricots blancs à la sauce tomate en conserve ! Bref, Martin Parr pervertissait joyeusement les règles de l'art et du commerce. Des annonceurs étaient prêts à verser de l'argent pour voir leurs produits mis en scène (de manière pas très flatteuse) par le photographe et des amateurs de photographie acceptaient de payer pour un objet sponsorisé par la pub (1). Des deux côtés, la conscience de l'ironie de la démarche valait preuve de sa propre hauteur de vue intellectuelle, et donc quelques débours.

Devant le succès de l'opération, Martin Parr décidait de récidiver, mais conscient, sans doute, du risque de se répéter, choisissait pour l'avenir de confier, chaque année, la réalisation du Fashion Magazine, à un membre différent de son agence, Magnum. C'est à Bruce Gilden qu'incombait le numéro 2006. D'emblée la maquette choisie par Gilden rompt avec la forme du magazine. Au lieu du volume unique au dos carré collé, il choisit de présenter sept petits booklets thématiques. Les sujets retenus indiquent assez la volonté de réaliser un essai : "Pouvoir, Célébrité, Dépendance, Corps, Fantasmes, Exclusivité, Illicite". Habitué comme Parr des magazines de mode, Gilden republie des séries réalisées pour le New York Times ou Vogue Homme. L'humour qu'avait appliqué Martin Parr au traitement de la mode se retrouve dans le style propre de Gilden : noirs et blancs violemment éclairés au flash, cadrages mordants, scènes de rue ironiques… Les pubs bénéficient du même traitement décalé. Les textes sont toujours de haute volée. Laurence Benaïm revient en deuxième saison, Francesco Vezzoli papote avec Bob Colacello, Hedi Slimane est interviewé. La forme du magazine est disloquée, mais Bruce Gilden réussit son pari d'embrasser les diverses facettes du "système de la mode".

L'annonce que l'édition 2007 serait confiée au jeune prodige Alec Soth (38 ans, tout de même) provoqua quelques frissons d'excitation dans le mundillo, tant l'univers du photographe américain semblait à mille lieues du bling-bling de la fashion (2). Basé dans le Minnesota, il est l'un des rares photographes de Magnum à ne pas vivre dans une grande capitale. Assumant sa position d'outsider, il intitule son Fashion Magazine, Paris Minnesota. Alec Soth revient au format magazine et choisit une couverture ivoire dépourvue d'illustration. Un acte anti-commercial. Cette défiance envers l'univers de la communication se retrouve dans son traitement des publicités. Les objets (polo Lacoste, cristal Baccarat, parfum Lancôme…) sont perdus et quasi invisibles au milieu de paysages naturels grandioses. Concession sans doute aux annonceurs, des détails de ces images centrés sur les produits sont reproduits dans un cahier central (un peu comme les centerfolds de Playboy) sur un papier bouffant (3). Entre le grain des images excessivement agrandies et le choix du papier peu adapté à une reproduction photo de qualité, l'effet est magnifique. On sent Alec Soth plus à l'aise lorsqu'il reprend sa position de journaliste. Loin de ses bases, le "kid de Minneapolis" est venu en reportage à Paris. Il fait les portraits de Karl Lagerfeld, Sonia Rykiel, Pierre Bergé, mais aussi de Moujik IV le chien d'Yves Saint Laurent. Il photographie encore Azzedine Alaïa dans sa cuisine, fait quelques images backstage des défilés et réalise une série dans une cour d'immeuble aux volets décatis. En ethnologue, il a visité l'univers de la mode. De retour dans le Minnesota, Alec Soth a l'habileté de mêler des images fabriquées, où des modèles amateurs posent en Balenciaga, à d'autres présentant des adolescents portent leurs propres habits. Manière de souligner l'opposition des deux mondes, à un dépliant de la première partie présentant le défilé haute couture Chanel sous la verrière du Grand-Palais, répond un second figurant les abords d'un mall enneigé. Dans cette édition du Fashion Magazine, la part du texte diminue : trois interviews, dont une avec Karl Lagerfeld.

2008, la réalisation de Fashion Magazine est dévolue à Lise Sarfati. Malgré la beauté formelle des photos qui évoquent le Virgin Suicides de Sofia Coppola, cette édition déçoit. L'objectif premier, réaliser un magazine de mode, s'est perdu en cours de route. Le format se réduit, tout comme aux images pleine page succèdent des photos de petit format largement margées de blanc. L'objet tient plus du livre que du magazine. À la variété de sujets qui font un magazine, Lise Sarfati oppose une seule longue série de mode entrecoupée de publicités. La photographe a choisi de réaliser l'ensemble des images à Austin, Texas. Pas vraiment l'endroit le plus fashion de la planète. Cette ville était déjà le cadre de certaines images de son livre The New Life (4). Pour ce nouveau projet, elle a retrouvé certaines des jeunes filles qui avaient posé pour elle en 2005. Ces éléments contribuent à la sensation d'être face à la poursuite d'un projet personnel plus qu'à une réponse à une commande. Là où Alec Soth établissait une tension dialectique entre l'univers de faux-semblants de la mode (Paris) et "la vraie vie" (le Minnesota), Sarfati produit des images réalistes en photographiant ses modèles dans leur univers familier, chambres à coucher, diners ou rues pavillonnaires. Mais évidemment, tout réalisme est une construction, un effet artistique. Les objets des publicités sont également mis en scène de manière naturaliste : un soutien-gorge est négligemment abandonné sur un oreiller, les produits de beauté sont, évidemment, disposés près d'un lavabo devant un miroir fendu, un sac à main est pendu à une poignée de porte… Les textes se réduisent à deux entretiens de la photographe avec Rick Owens et Azzedine Alaïa et à une analyse du travail de Lise Sarfati par Quentin Bajac, responsable de la photo à Beaubourg. Texte qui renforce l'aspect monographique du projet.
En attendant que soit dévoilé le nom du photographe choisit pour réaliser le Fashion Magazine 2009, le petit jeu des pronostics va bon train. Et si c'était Thomas Dworzak, que l'on n’attendait pas sur ce terrain, mais qui a déjà réalisé de très décalées photos de défilés ?
(1) L'aspect désirable et collectionnable des Fashion Magazine est renforcé par la publication d'un tirage de tête signé et accompagné d'une photo numérotée.
(2) Acclamés, les deux premiers livres d'Alec Soth prenaient pour thème la vie et les rêves des petites gens américains. Sleeping by the Mississipi était une plongée dans le Deep South quand Niagara s'attachait à d'autres eaux mythiques, celles des célèbres chutes et leur cortège d'hôtels pour lune de miel bon marché. Riches de détails, les photos de Soth traitent avec respect, dans un esprit documentaire, les personnes et les modestes paysages qu'il choisit.
(3) Le type de papier que l'on utilise pour imprimer des romans.
(4) Lise Sarfati, The New Life, Tween Palms publishers, 120 pages, 2005.
Martin Parr, Fashion Magazine, Magnum Photos, 2005, 216 pages, épuisé.
Bruce Gilden, Fashion Magazine, Magnum Photos, 2006, 7 booklets, 200 pages.
Alec Soth, Fashion Magazine, Paris Minnesota, 2007, Magnum Photos, 188 pages.
Lise Sarfati, Fashion Magazine, Austin, Texas, Magnum Photos, 216 pages.
Allez voir ailleurs !
Chez Photo-Eye, des photos du Fashion magazine de Martin Parr et de celui d’Alec Soth. Chez Magnum, Bruce Gilden commente son travail. Quelques images du Austin, Texas de Lise Sarfati, chez Histoires de voir . Une longue série extraite de The New Life, sur l’excellent webwzine, Purpose .