
Le plus souvent on ne sait pas grand-chose de la vie des artistes qui nous fascinent. Et le plus souvent (à juste titre) on s'en moque. Pourtant depuis Vasari au moins, la tentation d'expliquer l'œuvre par la vie est une constante. Le fameux Demeures inspirées et sites romanesques (1) a permis à la photographie, par le biais de la topographie, d'entrer dans cette quête. Aujourd'hui, Matthias Schaller la ressuscite. Entre février 2001 et septembre 2002, il a photographié l'ancien moulin à papier où Bernd et Hilla Becher, le couple de photographes fameux pour sa documentation des vestiges industriels, a vécu et travaillé de 1961 à 2003. Cette durée de la prise de vue est absolument invisible dans l'ouvrage où toutes les images semblent avoir été réalisées en un jour. Schaller emploie une méthode photographique dans la droite ligne de l'enseignement de Bernd Becher : neutralité et frontalité.

Le livre est conçu suivant le principe cinématographique du travelling. Il s'ouvre sur des vues extérieures du moulin, franchit le seuil, parcourt les espaces de travail comme les pièces à vivre pour s'achever au grenier. Alors, que découvre-t-on dans l'intimité des Becher ? D'abord l'extrême modestie de leur mode de vie : vieux fauteuils en osier défoncés et tables sur tréteaux forment l'essentiel du mobilier. Une grande indifférence donc aux apparences. Tout leur dispositif semble focalisé sur leur œuvre : les lieux de travail font l'objet d'une organisation rigoureuse (codes couleur pour le repérage des différentes typologies, archivage soigneux…). Dans le même temps, les espaces dédiés à la vie quotidienne témoignent d'un joyeux laisser-aller : vaisselle sale dans la cuisine, lit défait… Et puis, au fil des pages, l'admirateur des Becher s'attache à quelques "puncti" : une bouteille de vin entamée, l'intégrale de l'œuvre d'August Sander posée au coin d'une table lumineuse, une série de cadres prêts à accueillir une nouvelle composition, un poste de radio dans le labo photo pour tromper les heures passées dans le noir.Mais au final, la grande réussite de Matthias Schaller est de parvenir à dresser un portrait en creux de ses modèles absents de l'image et de révéler leur méthode de travail.
Matthias Schaller, The Mill, Steidl, 120 pages.
(1) : Ouvrage de RAYMOND LECUYER et PAUL-EMILE CADILHAC (Paris, 1949 et diverses réed) dressant un panorama des lieux de la création littéraire.