
Avec son nouveau livre, Paul Graham place directement son public face à une question aussi essentielle que problématique : qu’est-ce que le présent ? Le dispositif de prise de vue mis en place fournit un premier élément de réponse. À l’image unique, censée embrasser la totalité d’une scène, Graham oppose le choix d’opérer par diptyques, ou parfois par triptyques, captés à quelques secondes d’intervalle dans les rues de New York : un personnage entre dans le cadre puis en sort, remplacé par un autre, un homme attend au bord du trottoir, laisse passer un taxi puis traverse. Rarement, un événement se produit : une femme marche puis tombe. Graham procède ainsi –comme tout photographe certes– mais de manière revendiquée, explicite, au prélèvement de tranches de temps. Et l’on comprend que pour lui, c’est là que se situe le présent. Dans un ensemble de perceptions au sein d’une situation donnée, et non pas dans un éventuel "instant décisif". Les choix photographiques effectués par Paul Graham en témoignent. Souvent, au sein d’une paire d’images, le point de netteté change et le cadrage varie légèrement. Par ces effets, il donne une représentation de ce qu’est la vision humaine lorsque nous observons notre environnement : accommoder ici, puis là, tourner légèrement la tête. Une succession de points de vue qui, réunis, forment notre conscience du présent.
Ce faisant, Graham rouvre un débat qu’il avait initié lors d’une lecture au MoMA en 2010. Il démontre que la photographie captée sur le vif ne se contente pas d’enregistrer le réel, mais est la mise en forme d’une représentation de ce réel grâce à une série de décisions liées aux possibilités techniques de la photographie et à la subjectivité de l’artiste : cadrage, profondeur de champ, choix de l’instant et du sujet.

L’œuvre de Paul Graham, c’est une évidence, n’est jamais univoque. Ainsi, The Present s’inscrit au sein de diverses temporalités et de diverses modalités photographiques. Le photographe britannique a souvent affirmé toute l’importance qu’ont eue dans la formation de son regard les œuvres et les livres de Garry Winogrand, Diane Arbus ou Lee Friedlander. Pour ce projet, il se place sur leur terrain même : la photographie de rue à New York. Pourtant, là où ses devanciers allaient par leurs photos au contact physique de leurs sujets, partageaient avec eux l’expérience urbaine, lui conserve dans ses images la neutralité distante de l’observateur. Graham s’inscrit ainsi dans un pan de l’histoire de la photographie, mais en écrit en même temps un nouveau chapitre qu’il qualifie lui-même de "post-documentaire".
D’autre part, The Present prend, bien entendu, également place au sein de l’œuvre de Graham. Là encore de manières multiples. Le livre forme le troisième volet d’une trilogie américaine débutée avec American Night et A Shimmer of Possibility. Si le propos semble moins directement politique, ce dernier volume apparaît néanmoins comme une forme de synthèse. S’y rejoignent deux problématiques majeures successivement développées. La question du visible et de l’invisible d’abord : significativement, la figure de l’aveugle est un motif récurrent de The Present quand l’aveuglement était le thème central d’American Night. Celle de la possibilité de la narration photographique ensuite : les diptyques et triptyques du livre forment par leur aspect lapidaire des nouvelles photographiques plus radicales encore que celles de A Shimmer of Possibility.
Enfin, la dualité des images de The Present rejoint la thématique de la duplicité du regard, qui court tout au long de l’œuvre de Paul Graham de Troubled Land à American Night en passant par End of an Age ou Empty Heaven.
Tant de contraintes formelles, tant de niveaux de lecture pourraient tourner au pensum. L’art consommé de concevoir un livre que déploie Paul Graham fait au contraire de The Present un objet d’une virtuosité inouïe. Certains diptyques sont classiquement présentés gauche-droite ou bien l’un au-dessus de l’autre. Mais cette première structure est constamment brisée, remise en jeu, par l’usage de pages blanches et de dépliants. Ainsi, il faut souvent tourner une page ou ouvrir un dépliant pour reconstituer la séquence. Parfois, il est physiquement impossible de considérer en même temps les deux ou trois éléments de la série. Paul Graham met à l’épreuve la volonté de son lecteur d’embrasser la totalité d’une réalité. Et, en guise de présent, lui offre un doute : le présent ne serait en fait qu’un miroitement de perceptions.
Paul Graham, The Present, Mack, relié sous couverture toilée avec embossage, 114 pages et 13 dépliants.
Ce texte est précédemment paru dans The Photobook Review no 2 dont Markus Schaden était le rédacteur en chef invité. Il est republié ici avec l’aimable autorisation d’Aperture Foundation, éditeur de The Photobook Review. Frédérique Destribats en avait assuré la traduction vers l’anglais.
Allez voir ailleurs !
Le site de Paul Graham et celui de Mack, l’éditeur du livre.
Le site de The Photobook Review et celui d’Aperture Foundation.
The Present sera exposé à Paris au Bal à partir du 14 septembre 2012.
Chroniques de A Shimmer of Possibilty et de Films.