
Raymond Depardon déploie une telle activité éditoriale qu'on a parfois du mal à le suivre. Pour la seule année 2008, on compte au moins huit éditions ou ré-éditions en langue française. Entre Afrique, tour du monde en quatorze jours, editing d'archives de 1968, réflexions sur le monde paysan ou la terre natale, Depardon est sur tous les fronts. Dans ce maelström, il réussit le tour de force de livrer, de temps à autre, un livre passionnant. Tel est le cas de Manhattan Out qui s'inscrit dans la lignée de La Ferme du Garet, de Depardon Cinéma ou du cultissime Correspondance New-Yorkaise dont il constitue à l'évidence la genèse. Certes, il semble paradoxal d'être à la fois dans une lignée et de se revendiquer d'une genèse. Mais avec Depardon rien n'est simple, tout est sentimental et la chronologie passablement embrouillée.

Hiver 1980. Raymond Depardon arrive à New York pour accompagner une amie qui vient d'y trouver un travail. Il ne parle pas anglais et ne connaît pas grand monde. Pour occuper ses longues journées de solitude et contrer son désœuvrement, il marche dans les rues, son Leica au cou (1). Lui qui a déjà photographié la guerre à Beyrouth ou au Tchad, qui a passé du temps avec les fous de San Clemente, est intimidé par les New-Yorkais et leur indifférence de citadins affairés. N'osant porter l'appareil à son œil, il prend le parti de déclencher sans viser (2). Il fait deux ou trois films par jour qu'il ne développera que quelques mois plus tard, de retour à Paris. Depardon déclare aujourd'hui avoir détesté les images, les avoir fourrées dans un coin pour n'y retourner voir que 27 ans plus tard et décider enfin de les publier. Pourtant, certaines figurent en incipit de Correspondance New-Yorkaise (3) avec un texte de présentation assez similaire à celui d'aujourd'hui.

Mais peu importe, au fond, ces petits arrangements avec la vérité historique. Sans doute, en 1981 Depardon n'a pas su que faire de ces images, hors des canons de l'époque, où pourtant s'élabore la notion de "temps faible" qu'il opposera à l'instant décisif de Cartier-Bresson. Les plaçant en introduction à la Correspondance, il en pressentait néanmoins l'importance. Reprenant les planches contact pour ce qui deviendra Manhattan Out, il élimine une bonne part des 24 images déjà publiées. Toutes celles violemment décadrées ou en contre-plongée trop criantes sont trappées. Ainsi que le revendique le titre en forme de séquence d'un story-board, il ne conserve que des images cinématographiques : 35 mm, plan large, Manhattan, extérieur jour. C'est de ce choix que le livre tire une bonne part de sa force. Il n'est pas une image qui se détache, mais toutes semblent être des photogrammes extraits d'un film qui aurait pu exister. Où va cette femme de noir vêtue ? Que veut cet homme en trench de cuir devant le comptoir de la Varig ? L'expérience de Depardon cinéaste a sans doute joué dans ce choix d'editing, mais on ne peut s'empêcher d'y voir aussi l'influence de la photographie contemporaine notamment des mises en scène quasi cinématographiques d'un Jeff Wall. On pourrait évoquer encore Cindy Shermann ou Beat Streuli. L'autre point fort du livre est là. Dans la capacité de Depardon à se réinventer parfois, en prenant appui sur les postulats contemporains.
(1) Toute ressemblance de la pétition de Jacob Aue Sobol avec la démarche de Depardon serait bien évidemment fortuite.
(2) Une image au moins écorne ce postulat : une jeune femme promène ses chiens et au premier plan se projette l'ombre de Depardon l'appareil à l'œil.
(3) La Correspondance New-Yorkaise est une commande de Libération. Pendant un mois de l'été 1981, Raymond Depardon en séjour à New York devait envoyer chaque jour une photo au journal accompagnée de quelques commentaires. Dans l'agencement photo-textes personnel se met en place le style intimiste d'un Depardon qui ose dire "Je". Pour l'époque, transmettre chaque jour une image d'une rive à l'autre de l'Atlantique sans disposer de moyens financiers importants est un vrai défi. Le sujet a ensuite été publié sous forme de livre : Raymond Depardon, Correspondance New-Yorkaise, Coed. Libération, Éditions de l'Étoile, 1981, 96 pages.
Raymond Depardon, Manhattan Out, Steidl, 120 pages.