
Né photographe ainsi qu'il aime à se définir, né Iranien aussi, Abbas est un des derniers géants de la photographie documentaire classique. Ce que l'on appelait le photojournalisme avant que ce terme ne devienne, pour quelque obscure raison, un gros mot. Abbas a couvert tous les conflits des années 1970, Vietnam, Biafra, Bangladesh, Chili, Irlande du Nord notamment. Il a été membre de Sipa puis de Gamma, avant de rejoindre l'agence Magnum en 1980. Après une parenthèse mexicaine au début des années 1980, il entreprend son grand œuvre : représenter le monde à travers les religions qui le structurent et forment ses lignes de fracture tout à la fois. Travail prométhéen. De 1987 à 1994 il se consacre à l'islam, ce qui donnera le livre Allah O Akbar. Il enchaînera avec le christianisme, le bouddhisme, l'hindouisme, travail qu'il vient d'achever. Alors qu'Abbas s'apprête à diriger une masterclass dans le cadre du festival Fotografia Europea à Reggio Emilia, conversation téléphonique depuis Jérusalem où il travaille sur… le judaïsme.
Tes biographies commencent souvent par cette phrase : “Abbas est né photographe.“ Qu’entends-tu par là ?
Dire que je suis né photographe me permet de ne pas à répondre à des questions personnelles : “Comment avez-vous étudié la photo ? Ou étiez-vous ?” Ça abrège. [petits rires]
Dans les années 1970, tu as couvert tous les grands conflits, le Biafra, l’Irlande du Nord, le Vietnam… Qu’est-ce qui t’a porté vers cette forme de photographie ?
Tu veux dire la photo documentaire ?
Oui. Pourquoi aller vers cette photo de conflits ?
Tu sais, lorsqu’on débute dans la carrière, ce sont les guerres et les conflits qui font une réputation. Donc c’était tout naturel pour moi. Tous les photographes documentaires veulent couvrir les conflits. Je n’y ai pas échappé. Et l’époque était très conflictuelle.

Tu as ensuite couvert la révolution iranienne entre 1978 et 1980. Et tu en as tiré ton premier livre Iran, la révolution confisquée (1980) qui est très travaillé dans sa forme. Il a une construction intellectuelle très forte. Avec notamment des échos, des contrastes. Je pense par exemple à une page où l’on voit une femme seule en jupe devant des soldats du Shah et page suivante un groupe de femmes voilées de dos et un seul homme. Quelle est pour toi l’importance de l’editing, de la séquence ?
Chaque photo est certes importante, et j’aime les voir exposées seules sur un mur, mais mon vrai travail, ce sont mes livres. Un livre est une séquence. Et la séquence, pour moi, est très importante. D’ailleurs, lorsque je rencontre un éditeur, je trouve normal que ce soit lui qui décide –ou disons qui a le dernier mot– sur la couverture, sur le titre, toutes ces choses-là. Mais moi, je veux toujours avoir le dernier mot sur la séquence parce qu’on peut changer complètement le sens du récit photographique en modifiant la séquence. Donc dès mon premier livre, la séquence était très importante et cela continue de l’être. Il est vrai que ce livre est un premier jet. Mais celui qui traite vraiment de l’Iran est Iran Diary où la séquence est plus longue.
Bien sûr, car il court sur plus de trente ans.
En effet.
Tu as quitté l’Iran en 1980 et tu n’y es revenu qu’en 1997, je crois. Pourquoi ?
J’avais quitté l’Iran bien plus jeune. J’ai quitté le pays tout gosse. J’y suis retourné pour couvrir la révolution. Ensuite, pendant 17 ans, je me suis abstenu d’y aller parce que je savais que je ne pourrais pas y travailler. Lorsque Khatami a entrepris de faire campagne, j’ai vu que les choses commençaient à changer. J’y suis donc retourné. Et là, pendant dix ans j’ai fait beaucoup d’allers-retours. Mais quand Ahmadinejad est parvenu au pouvoir, j’ai bien senti que le cours des choses allait changer à nouveau. Je me suis donc dépêché de finir tout ce que je voulais faire sur l’Iran. Cela a été publié dans mon livre Au Nom de Qui ? Cela fait neuf ans maintenant que je n’y suis pas retourné.

Je reviens un peu en arrière. Après la décennie 1970, faite de guerres et de révolutions, au début des années 1980 tu as consacré trois ans au Mexique. Et tu en as tiré ce livre magnifique Retornos a Oapan (1986). Étais-tu fatigué de la violence ? C’est un livre assez lyrique avec des portraits, des paysages, des animaux, assez peu d’action…
J’ai fait deux livre sur le Mexique Retornos à Oapan et Return to Mexico. Oui, j’en avais un peu marre… Je voulais commencer mon travail sur l’islam dès ce moment-là, mais disons qu’émotionnellement je n’étais pas prêt parce que j’avais trop donné à l’Iran. Il fallait aussi que je change un peu de langage. J’ai ressenti le besoin de passer du travail du journaliste à celui de l’écrivain. Donc le Mexique a été également la découverte d’un nouveau langage photographique. Il est en gros toujours le même, mais un peu plus affiné.
À partir de Retornos a Oapan tu publies à la fin de tes livres des extraits de ton journal. Pourquoi ce choix ?
J’estime que souvent, un texte en parallèle –qui n’explique pas la photo, qui ne parle pas de la photo qui se suffit en elle-même– mais qu’un texte en complément peut apporter un plus au lecteur. Ce sont en fait des extraits de mes carnets de route que je réécris un petit peu.
Cela donne une touche plus personnelle aussi…
Pour mon premier livre La Révolution confisquée, je n’ai pas pris ce parti. Je me suis fait interviewer, mais c’est au fond un peu la même chose. C’est toujours moi qui parle dans mes livres.
Dans ton journal à la fin des Enfants d’Abraham tu écris, je cite de mémoire : “Longtemps photojournaliste a été un terme commode pour me définir par rapport aux photographes qui se regardent eux-mêmes.” Puis, tu te demandes s’il suffit d’être publié dans la presse pour être journaliste. Quel est ton sentiment sur ta pratique aujourd’hui ?
J’utilise les méthodes d’un photojournaliste, mais mon travail porte toujours sur plusieurs années. Tout ce que je fais maintenant sur les religions me prend des années. Donc, pour prendre une comparaison, c’est davantage un travail d’écrivain. C’est pourquoi aujourd’hui je dis que j’utilise les méthodes du photojournalisme, mais que je suis un photographe dans le sens grec du terme : celui qui écrit avec la lumière. C’est pour cette raison, entre autres, que la séquence est importante.
En 1987, tu as commencé ton grand travail sur l’islam, Allah O Akbar publié en 1994. C’était visionnaire. À l’époque, en Occident on ne se focalisait pas sur l’islam comme on a pu le faire après le 11 septembre. Qu’est-ce qui t’as fait prendre conscience qu’il y avait là un sujet majeur ?
Écoute, il est vrai que j’ai été un peu prophète, mais je n’ai pas de mérite étant donné que j’avais couvert la révolution iranienne pendant deux ans. Je voyais bien que la vague d’islamisme qui avait été soulevée par cette révolution n’allait pas s’arrêter aux frontières de l’Iran. Qu’elle allait affecter tout le monde musulman. Donc dès que j’en ai eu terminé avec le Mexique, dès que j’ai été prêt, j’ai commencé ce travail sur l’islam et l’islamisme. Après je suis passé à autre chose. Mais lorsque le 11 septembre est survenu, j’ai repris ce travail et j’y ai à nouveau consacré cinq ans, car je voyais bien que c’était un événement d’une très grande importance dans notre histoire. Il fallait donc que j’y revienne.

Le monde musulman avait-il changé après le 11 septembre ?
Oui, parce que les musulmans ont compris que c’était à eux de se débarrasser des islamistes. D’abord parce que l’islamisme, qui est une idéologie musulmane basée sur l’islam, n’était pas une solution. Parce que l’utopie dont ils avaient rêvé ne fonctionnait pas. Et donc ils ont commencé à réagir par eux-mêmes. Un peu timidement à mon goût, mais après le 11 septembre il y a eu un début de réaction. Ce n’était plus les non-musulmans qui se battaient contre les islamistes et surtout les djihadistes, c’est-à-dire la forme violente de l’islamisme. Les États et les peuples ont pris conscience de l’espèce de monstre que commençait à devenir le djihadisme et donc ils ont entrepris de le combattre.
Effectivement tu es revenu à l’islam avec Au Nom de Qui ? Comme tu l’as dit, tu travailles dans la durée. Est-ce plus difficile aujourd’hui ?
Oh, tu sais dans les pays musulmans, il a toujours été difficile de travailler. Donc ce n’est pas nouveau. Même avec les musulmans de France. C’était probablement un des pays les plus difficiles où travailler. Vu la paranoïa qui règne chez les musulmans ça a toujours été difficile. Bon, on fait avec.
Tu t’es aussi consacré au christianisme ou au bouddhisme. J’aimerais savoir comment tu travailles. Mènes-tu ces différents projets de front ou les traites-tu l’un après l’autre ?
Toujours l’un après l’autre. Mais avant même de finir un projet, je commence à réfléchir à la manière de traiter le prochain. Par exemple, cette année je viens de terminer l’hindouisme et maintenant je travaille sur le judaïsme. Mais, en effet, lorsque je travaillais sur la chrétienté à Jérusalem, forcément je ne pouvais ignorer les juifs. Mais il faut toujours qu’un projet soit presque terminé pour pouvoir entreprendre le suivant.
Tu es, en quelque sorte, une mémoire vivante des pratiques de type photojournalisme. Quels ont été les grands changements au cours de ces quatre décennies et demie ? Quelles ont été pour toi les principales évolutions du métier ?
Le changement majeur c’est internet et la photo numérique. Le grand changement est là. La photographie numérique, pas tellement pour moi, car je photographie toujours de la même manière. Ce qui a changé est la post-production. On n’a plus de planches contact, on travaille sur un écran. C’est beaucoup plus pratique. Ce qui a changé également est la transmission. C’est pour cela que les agences ont disparu, qu’il y a eu des crises. Même à Magnum nous vivons une crise parce que nous sommes dans une période transitoire où nous essayons de passer du papier et des magazines à l’écran et à un accès direct à nos lecteurs sans la médiation du magazine ou du journal.
Cela implique-t-il aussi un changement de modèle économique ?
Tout à fait. Le problème est qu’internet est gratuit. Donc tant que nous n’aurons pas trouvé un modèle économique viable, ce sera difficile. À Magnum, nous y travaillons. Nous essayons d’avoir des fidélisations. Peut-être un système d’abonnement. Bref, il faut trouver un modèle qui permette de vivre de l’internet.
À propos de Magnum, quel est ton regard sur la jeune génération de l’agence ?
Ils sont très bien. Ce qui fait la force de Magnum est que nous sommes très divers. Nous avons un Martin Parr qui cohabite avec un Joseph Koudelka qui lui-même cohabite avec un Jérôme Sessini. C’est ça qui est bien. Leurs styles sont aussi variés que ceux de leurs aînés. Nous avons Jérôme Sessini, mais aussi Olivia Arthur. On vient de prendre Michael Brown.
Il y a donc des gens qui travaillent en reportage, d’autres qui ont des approches plus intimistes…
Dès le début de l’agence, il y a eu ce dialogue qui était parfois difficile, mais souvent fertile entre la photo, disons documentaire, et la photo d’art. Robert Capa et Cartier-Bresson pour simplifier un peu. Et ce dialogue continue. Nous avons par exemple un Jim Goldberg qui est plutôt dans la tendance artiste, galeries, et de l’autre côté, moi, le plus photojournaliste de tous ! [rires] Et je peux très bien vivre dans la même agence que Jim Goldberg.
Pour finir, dans quelques jours, début mai, avec d’autres photographes de Magnum, tu vas animer une Masterclass à Reggio Emilia dans le cadre du festival Fotografia Europea. La transmission, est-ce important pour toi ? Que peut-on apprendre à de jeunes photographes qui souhaitent avoir une approche documentaire ?
Des stages j’en faisais un peu avant. Maintenant, un peu plus. Auparavant, je le faisais gratuitement, car c’était une manière de rendre au pays dans lequel je travaillais ce que j’avais pris. Mais désormais, étant donné qu’il n’y a pratiquement plus d’éditorial, que les magazines ne financent plus rien et qu’il faut bien vivre, je me fais payer. Dans les stages, j’apprends l’importance de l’editing et de la séquence parce qu’en quatre ou cinq jours on peut difficilement faire travailler la prise de vue, aussi je privilégie l’editing et la séquence. La plupart du temps les stagiaires sont plutôt satisfaits.
On l’aura compris, l’editing et la séquence sont au cœur de ton travail.
Absolument.
Allez voir ailleurs !
Page de présentation d’Abbas sur le site de Magnum.
Le site du festival Fotografia Europea. Et le programme des photographes de Magnum : Abbas, Jonas Bendiksen, David Allan Harvey et Patrick Zachmann.
Autoportrait d'Abbas – Courtesy Abbas-Magnum