
Portrait de Tina Merandon
Longtemps avec Amaury da Cunha nous avons échangé par e-mail. Les quatre ou cinq kilomètres qui séparent son domicile du mien sont une distance bien trop grande pour que des parisiens se rencontrent sans une bonne raison. Celle-ci est advenue en 2012, lorsqu’il m’a proposé d’être le curateur de sa première exposition à Paris, « Après tout » dans le cadre du Mois de la photo. Dans le même temps, Fabrice Wagner publiait Après tout aux éditions Le Caillou bleu. Un indéfectible trio amical se formait alors. L’œuvre d’Amaury se détache dans la production contemporaine pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les textes qu’il écrit sont aussi importants que ses images. Fragments à ses débuts, inclus dans ses livres de photographie, récit aujourd’hui publié dans une collection littéraire. Par son approche de la photographie ensuite, fuyant les protocoles ou les séries, il se laisse aller à un « être au monde » captant les petites distorsions bizarres du quotidien. Si son regard était au départ assez émerveillé, il s’est fait par la suite plus sombre. La cohérence de son travail tient dans une série de thématiques : la disparition, la perte, la pesanteur des corps, l’identité qui échappe. Depuis longtemps nous nous promettions d’avoir une conversation. L’occasion en est venue lorsque Patrizia Brandellero et Fabrice Wagner ont organisé un long week-end festif dans un hameau du Condroz en Belgique, au Château de Tharoul. Perché sur une colline, celui-ci domine une vallée et un étang face à la forêt. Conversation un matin de printemps dans la cour du château sous un ciel radieux, le pépiement des oiseaux en fond sonore.
Rémi Coignet : Dans Saccades ton premier livre, tu écris « À certains moments croire que l’écriture et l’image peuvent peut-être, l’aider à affirmer sa singularité, qui, sans ce travail chuterait d’un coup dans le quelconque. » Tu ne crées donc que par narcissisme ?
Amaury da Cunha : Laisse-moi d’abord être un peu silencieux. Ta question est un peu abrupte mais il ne faut pas tout confondre. Si on photographie et on écrit pour se construire en tant que sujet, cela ne signifie que l’on sombre dans le narcissisme. Vivre sans écrire, ni fouiller la surface du monde en la photographiant, peut me rendre très malheureux : je ne me sens alors plus du tout vivre. Je me souviens d’une phrase du critique et écrivain Bernard Lamarche-Vadel qui m’avait terrifiée et que je considère comme un terrible avertissement : « Je n’ai jamais été mis en vie ». Dès que je me sens animé par une pulsion d’écriture ou un désir de voir, je suis à nouveau dans le monde, à ma place. Sinon, tout part à vau-l’eau…

AdC : La brièveté déjà, et la variété. Ce qui m’intéressait dans Saccades était de rassembler des images, sans hiérarchie de sujets ou de thèmes. Le crâne d’un homme photographié dans un avion, un feuillage, une silhouette féminine dans un parking… Pour reprendre les mots de René Char que je lisais beaucoup à l’époque, il s’agissait de photographier « l’infini variété des visages du vivant. » D’une manière un peu sauvage et anarchique. Et quand je ne réussissais plus à photographier, j’écrivais des petites phrases, des aphorismes, des descriptions de choses, des microfictions. Je cherchais peut-être des équivalences d’écriture aux images. En tout cas, je voulais que l’on puisse lire ces textes aussi vite que l’on regarde des photographies.
RC : Au fil des livres, tu as exploré différentes manières de les faire dialoguer, texte entrecoupant les images dans la deuxième partie de Saccades, à la fin du livre dans Après Tout et Incidences, disons dans deux chapitres séparés et dans deux volumes distincts pour Histoire Souterraine / HS. Avec le recul, y a-t-il une forme qui te semble préférable ?
AdC : Chaque livre est une aventure, et j’espère ne pas me répéter, mais il est vrai qu’à chaque nouveau projet, même si je prévois, par exemple, de faire un livre uniquement d’images, je finis par être tenté d’inclure des textes. Ils sont souvent séparés des images. Mais comme le livre est aussi un espace mental, je ne crois pas qu’il soit difficile, pour le lecteur, de produire lui-même, des associations entre les photos, et les textes. Cette nécessité d’écrire, en marge des images, est plus forte que moi. Comme le dit un ami qui avait signé la préface de Saccades, le problème est que je ne peux m’empêcher de parler…
RC : Jean-Baptiste.
AdC : Oui, Jean-Baptiste de Froment dans la préface intitulée « La dernière chaussette». La photographie est silencieuse, obscure, elle me laisse souvent sur ma faim et provoque toujours en moi un sentiment d’insuffisance. Peut-être la question du manque est-elle au centre de mon travail. Le poète Stéphane Bouquet avec qui j’ai travaillé, parle du « tiers manquant » qu’il remarque dans certaines de mes photographies. Ce qui explique peut-être le besoin d’écrire. Le recours au texte comme volonté de dissiper le silence. C’est aussi une affaire d’énonciation. Dans les images que je prends, on pourrait dire qu’il y a un « je » un peu timide, et un « il » distant, possiblement froid. Dans les photos de Denis Roche au lyrisme assumé, c’est la toute-puissance du « je » qui est mise à l’épreuve du temps. Je me situe peut-être plus du côté de l’indétermination. Il y a un effacement de soi dans la photographie qui est à la fois salutaire mais aussi un peu tragique. L’écriture est une manière de retrouver le pouvoir de parler après en avoir été privé.
Une voix : Tu as vu Fabrice ?
RC : Non je ne sais pas où il est. [Coup de vent]
AdC : Tu perds tes feuilles.
RC : Ce que je retiens de ce que tu viens de dire est que ton travail c’est les mots et les choses.
AdC : Oui, il s’agit sans doute d’une recherche poétique pour faire dialoguer les mots et les choses, en assumant aussi leurs divergences. Mon travail convoque de plus en plus (je m’en rends compte aujourd’hui) des souvenirs primitifs. Je ne photographiais pas quand j’avais sept ou huit ans, mais je passais mes journées, l’été, dans un petit jardin en Bretagne à Saint-Malo, à regarder des fleurs. Le soir ma grande joie était d’ouvrir un livre vaguement scientifique où je retrouvais les images des choses que j’avais vues (plantes, fleurs, arbres). Grâce à ce bouquin, je pouvais enfin mettre des mots sur les choses vues, dans un état d’exaltation totale. Est-ce que c’était suffisant pour entrer dans le secret du monde ? Sans doute pas. Comme le dit l’écrivain Roger Laporte, « le devoir de nommer est indicible ». Cela résonne avec une autre phrase d’un photographe qui a beaucoup compté pour moi, Arnaud Claass, phrase à double tranchant par rapport à ce que je viens de te dire. Il écrit, je crois, « photographier les choses c’est les nommer sans mots. » C’est sans doute un constat libérateur et en même temps, ça ne peut générer, chez celui qui désire écrire que beaucoup de frustration. L’écriture permet peut-être de libérer la parole qu’une image a prise en otage.
RC : Les livres de photographie le plus souvent sont conçus autour d’une série, thématique ou géographique par exemple. Ce n’est pas le cas chez toi. J’ai l’impression que tes livres sont comme des rapports d’étape et que tu poursuis la même histoire. Qu’en penses-tu ?
AdC : Oui, je poursuis la même histoire, et je pense en effet que chaque livre ne correspond pas à une série, mais plutôt à une période de vie. Ce n’est pas non plus un travail autobiographique au sens strict du terme : tout ce que je photographie est souvent emprunté à la vie immédiate, par hasard, et par accident. Je pratique un jeu qui consiste à détourner les choses les plus intimes et les plus proches de ma vie, pour les plonger dans une certaine opacité. Les images viennent masquer l’identité des êtres, suspendre l’époque, on ne sait pas trop où nous sommes, ni dans quelle époque de la vie. Ce déplacement m’a toujours intéressé. Un psychanalyste, JB Pontalis parle « d’autographie », l’art de piocher arbitrairement dans sa vie plutôt que de la considérer comme un matériau absolu. La vie est une matière comme une autre, plus objet que sujet. Le travail consiste à mettre en place un travail de déplacement et de transformation, ce qui est propre à n’importe quel projet artistique.
RC : Quelle est pour toi l’importance du livre dans la présentation de ton travail ? Que permet-il ?
AdC : Je crois que cette passion vient d’abord de la vénération du livre de littérature. Le premier livre que j’ai fait chez Yellow Now était un petit format par sa taille qui rappelait les livres de poche littéraires. Pour dire les choses d’une manière évidente, presque banale, le livre est ce qui reste. La vie des images peut se déployer sur des murs mais que deviennent-elles à la fin d’une exposition ? Ce n’est pas ce qui m’excite le plus et ce qui m’intéresse dans les livres est le travail de séquençage. J’ai énormément d’images et tout le monde peut faire des images singulières. Après il s’agit de savoir ce qu’on en fait.

AdC : Pourquoi sombre ?
RC : Et bien, en accentuant le côté menaçant, inquiétant de ce travail. Le livre est lui, même si je n’aime pas ce mot, plus poétique. Est-ce que ton travail est plastique ? Est-ce qu’on peut en modifier la perception en fonction de l’agencement des images ?
AdC : Évidemment ! Je ne sais plus quel philosophe parle du concept d’image-oiseau. Ce que je trouve intéressant, c’est de pouvoir transformer les images en fonction du lieu où elles se trouvent. Il y a des photographes qui montrent au mur leurs images toujours de la même manière et leurs livres font écho à leur installation dans l’espace. Pour moi, la vie d’une image n’est pas figée. D’une exposition à une autre, d’un livre à un autre, je dois pouvoir le redistribuer autrement, le mélanger à d’autres, comme dans un jeu de cartes.
RC : Ce que tu dis renvoie par exemple à Evidence de Mandel et Sultan.
AdC : Oui tout à fait. Mais je veux dire aussi que dans mes livres de photographie je trouve intéressant est de collaborer avec autrui. J’aime l’idée que quelqu’un puisse s’approprier les images, les faire sortir de moi, un éditeur, par exemple, sensible à ma manière de faire. Je ne lui donne pas une entière carte blanche, mais j’attends avec beaucoup excitation ses propositions. C’est le partage des images qui produit leurs richesses.

AdC : Oui sans doute. J’ai fait ce livre au moment d’un deuil. Et dans le deuil, on est privé d’images consolatrices. Mon frère s’est suicidé en juillet 2009, je n’ai pas eu d’images de lui, je n’ai jamais revu son corps. Il y a eu ce manque absolument terrifiant. Il y avait également un manque onirique, au sens presque neurologique ou biologique du terme : je ne rêvais plus la nuit. Mes nuits étaient complètement privées d’images. Donc il a fallu compenser par une espèce de quête photographique effrénée dans laquelle l’inconscient s’en donnait à cœur joie. Tout à coup la question de l’absence pouvait s’incarner dans des choses sans dimension tragique apparente. Un chien enfermé dans une bagnole, une femme échouée sur un rocher.
RC : À partir de ce livre la sexualité devient explicite dans ton travail…
AdC : Qu’est-ce que c’est la sexualité explicite ?
RC : Tes copines nues, des choses comme ça. Ce qui avant n’était disons que métaphorique ou évoqué. En quoi est-ce important de la donner à voir ?
AdC : Je pense que c’est déjà la métaphore d’un dévoilement à travers la question de la nudité. Laisse-moi réfléchir un peu car la question que tu me poses là n’est pas évidente. [Long blanc]
RC : On peut passer si tu veux.
AdC : Oui peut-être.
RC : En 2013, tu as publié un magnifique petit livre de texte, Reste le rouge. Dans ce poème, tu écris « L’image est une belle salope. » Que veux-tu dire ? [Petits rires]
AdC : L’association entre l’image et la salope vient d’un contexte particulier, d’un poème. Les salopes sont parfois des menteuses, non ? Elles peuvent tromper, séduire, trahir aussi. C’est peut-être ce rapport très ambigu que j’ai avec la photographie, je suis facilement subjugué par sa forme, mais je me méfie de ce qu’elle me donne à voir. Une salope promet des choses qu’elle ne donne pas forcément. Et la photographie va un peu dans ce sens-là. J’ai écrit dans un bouquin qu’elle tient à la fois de la promesse et du regret. Il y a de ça dans une image. C’est-à-dire la promesse de quelque chose que l’on peut peut-être retrouver, que l’on peut peut-être saisir, que l’on peut embrasser. En fait je dirais que l’image est plus une allumeuse qu’une salope, pour être un peu plus précis.
RC : Ton père est et a été photographe, réalisant aussi bien des commandes pour la presse que des couvertures de SAS. Étant enfant, il t’a fait poser (pas pour les couvs de SAS, je précise) . Est-ce que cela a influencé ta vocation ?
AdC : Je ne pense pas, mais indéniablement, la photographie avait une place cruciale dans ma vie. Mes souvenirs d’enfance sont pleins de souvenirs d’images, de ma famille, de ma sœur, de mon frère, et de moi-même. Mon père n’arrêtait pas de nous photographier en vacances, sur des plages. Il réalisait un album de famille, mais en même temps, il utilisait ces images pour des magazines, comme Bien-être et santé, distribué gratuitement en pharmacies avec des sujets comme « Attention au bronzage excessif des enfants ». Donc moi je pensais qu’il célébrait l’enfant, le fils que j’étais pour lui – ce qu’il faisait – mais en même temps, il réutilisait les images pour illustrer des articles. J’ai un souvenir que je raconte dans Fond de l’œil : avoir été photographié par mon père pour illustrer le livre d’un juge sur les enfants meurtriers. J’ai le souvenir précis de la prise de vue dans son studio de la rue Pigalle je crois à l’époque, j’étais menotté, le visage baissé avec un T-shirt Mickey… [Arrive Fabrice Wagner]
FB : Il faudra ouvrir la porte vers midi pour qu’on réchauffe la lasagne dans les fours.
RC : OK, pas de problème.
FB : Il faudra les mettre à four très doux.
RC : À combien ?
FB : Combien il y en aura ?
RC : Non, à quelle température ?
FB : Ah. 100o. Allez les amis, je continue.
RC : Oui, tu disais…
AdC : Oui, j’avais un peu l’impression d’être sur un peloton d’exécution et en même temps je ne voulais pas décevoir mon père. Souvent je me suis retrouvé dans son studio, fier d’être son modèle, mais en même temps, j’avais l’impression d’être coincé dans une immobilité un peu mortifère. Être là, ne pas bouger, attendre que ça se passe… Avec ce père que je voyais mal, j’étais ébloui par les deux flashs devant moi, je le voyais gesticuler tandis que j’étais menotté. Cette image m’a beaucoup marqué et c’est peut-être pour cela que j’ai eu envie de passer derrière l’appareil pour reprendre le flambeau. Sans doute aussi pour la mythologie de ce que représentait la photographie ces années-là: un médium cool et héroïque. Mon père partait en reportage pour des agences de voyages, photographiait des mannequins, des grands écrivains comme Julien Green. Il a photographié des gens comme Pierre Soulages aussi. Les premières images que j’ai faites et qui pourtant ne ressemblent pas tellement à ce que je fais aujourd’hui étaient centrées sur la question du visage. Mon père m’avait prêté son studio, et je l’imitais, je gesticulais, je me prenais pour lui.

AdC : Un récit plus que des nouvelles.
RC : Comment avez-vous travaillé ?
AdC : C’est le principe d’une maison d’édition qui s’appelle Les Inaperçus où l’éditrice, Frédérique Breuil, choisit elle-même un photographe ou un plasticien qu’elle associe à un écrivain. Elle demande évidemment à l’un et à l’autre si la collaboration leur convient et ensuite on travaille ensemble. Stéphane Bouquet est un poète magnifique. Je l’ai découvert au moment où nous avons commencé à échanger autour de notre projet. C’est quelqu’un qui m’intéressait, car il avait été critique littéraire à Libération, ce que j’ai aussi fait dans Le Monde des livres. La critique peut tout à fait aussi conduire à la création, quoi qu’on en dise parfois. Il a collaboré avec Sébastien Lifshitz en tant que scénariste de ses films, il a été danseur et maintenant il est écrivain, s’intéresse à la photographie, tout en s’en méfiant, quand elle doit côtoyer un texte. Il n’avait jamais voulu auparavant mélanger les deux médiums. Lorsqu’il a découvert mes images que l’éditrice lui a montrées, c’est la question du corps fragmenté qui l’a intéressée. Pour lui il y avait quelque chose de l’ordre du manque, comme ce que nous disions tout à l’heure. Et pour un écrivain comme lui, ces images lacunaires sont des réservoirs de récits possibles. On a travaillé très simplement : il a regardé les images, et pour ne pas tomber dans une forme de texte illustratif, il a décidé de ne plus les voir pendant toute l’écriture du récit. Il s’en est inspiré, il s’est appuyé sur certaines photos de manière très concrète, il a créé un personnage proche de ces images : un peu en errance, en suspension dans sa propre vie. C’est une femme de quarante ans, après une rupture amoureuse, qui cherche à repeupler sa vie avec les images qu’elle décrit. Ce qui est assez amusant, c’est la part de fiction qu’il ajoute à mes photos. La narratrice va par exemple visiter une exposition d’un photographe dont le nom a une consonance portugaise. Elle visite donc une exposition, ma propre exposition que Stéphane Bouquet réinvente en intégrant des images réelles extraites de plusieurs de mes séries mais aussi en en inventant d’autres. J’ai été énormément touché, qu’il se serve de mes images pour en créer d’autres. Ça a été un dialogue stimulant parce qu’une fois le texte écrit, il m’a laissé la liberté de placer les images où je voulais dans le texte.

AdC : Oui, parce que la scène, c’était un joli immeuble pittoresque, rien de plus. Ce qui me captive, c’est de voir apparaître de l’incongruité dans la normalité. C’est cela qui m’a toujours intéressé dans la photographie. L’incongruité était ce corps un peu informe à la fenêtre, toujours incomplet, embusqué derrière sa fenêtre. Je photographie souvent ces corps mis en difficulté dans l’espace avec lequel il tente de vivre. J’ai été très marqué au cinéma par Antonioni qui n’arrête pas de se poser cette question-là, sur la difficulté des relations entre les corps des hommes et des femmes. Elle n’est pas liée à des problèmes psychologiques, mais à l’emprise de l’espace, souvent encombrant, si bien que l’on n’arrête pas de jouer à cache-cache avec le monde, avec l’autre. À travers ce qui est le plus normal, on réussit à accéder aux choses les plus étranges. C’est pour cela que je n’ai jamais été intéressé par des œuvres un peu surréalisantes. Je pense, par ailleurs, que lorsqu’on prononce le même mot et qu’on le répète plusieurs fois, il se vide progressivement de son sens. Tu dis le mot fenêtre : « fenêtre, fenêtre, fenêtre » et bientôt, il ne veut plus rien dire, on peut commencer alors à entrevoir d’autres significations – comme « feu-naître » – si on veut rire et délirer.
RC : Est-ce que ça correspond aussi à ce que tu dis du pickpocket du métro dans Saccades ?
AdC : Peut-être ! Le photographe est proche du pickpocket, quand il part photographier le monde en douce. J’ai parfois le sentiment, tu vois, quand je photographie un passant ou un arbre à leur insu [petit rire] de me trouver dans la posture d’un voyeur. Même si l’arbre ne me regarde pas, j’ai quand même l’impression d’entrer dans son intimité et de commettre un vol. Photographier, c’est porter atteinte à ce que Pasolini appelait « la sainteté du réel ». Ce qui est intouchable, imprenable, impossible. Donc, oui, pickpocket, mais flic, aussi. Dans la rue, un flic voit quelque chose qui déconne, alors il verbalise. L’écrivain-photographe aussi : face à une irrégularité, il verbalise, il fait des phrases pour marquer le coup, pour sanctionner la beauté.
RC : En 2015, tu as publié Fond de L’œil ton premier livre uniquement de textes. Ce que je trouve intéressant est que tu n’écris jamais sur la photographie à partir d’un point de vue théorique mais à partir d’images existantes…
AdC : D’expériences.

AdC : Pour écrire ou photographier, j’ai besoin d’un matériau existant. Je n’invente rien dans mes textes, la fiction ne m’intéresse pas, sauf au cinéma, ou dans des séries. Le roman, par exemple, est quelque chose que je rejette, pour une certaine idée du réel, bien supérieure à tout le reste. Il est toujours doublé d’imaginaire. J’ai besoin de prendre du recul après quelque chose d’intense que j’ai pu vivre, après une image prise à la sauvette. Une photographie provoque toujours des histoires, pour ne pas dire des problèmes. Dans une rédaction, à cause d’elle, vous pouvez vous heurter à des discordances de jugements, face à un rédacteur en chef qui a forcément le dernier mot parce qu’il va signer le BAT1. J’aime quand les images viennent un peu semer la zizanie. Et ce livre, Fond de l’œil, est constitué de ce genre de petits récits : quand la photographie suscite des tensions. Comme quand vous choisissez un matin le portrait d’un nouveau prix Nobel de littérature, et qu’on vous dit qu’en noir et blanc, le lecteur risque de penser qu’il est mort. Je trouve que cela en dit long sur ces préjugés pénibles qui continuent à parasiter la photographie. Cela nous oblige en permanence à rester vigilant. Les gens ont souvent un rapport équivoque aux images : entre la peur, et la connerie. C’est vrai que c’est un livre d’expériences, de souvenirs. Et comment ces souvenirs d’images, convoquent et provoquent le langage.
RC : Tu en parlais, le fait de travailler au service photo du Monde influence-t-il d’une manière ou d’une autre tes propres photos ?
AdC : Non au contraire, ça me rassure en tant que photographe, car je ne suis absolument pas dans le document journalistique. Bon en fait peut-être que je suis dans une autre sorte de document et que je documente ma vie psychique. Les photographies, même les plus intuitives, résultent toujours d’un acte de pensée. Au journal, j’ai affaire au monde contemporain. Dans mon travail personnel, j’essaye de m’en écarter. De cette époque en tout cas…
RC : Oui mais ce que je voulais dire est : est-ce que même de manière répulsive ça joue ? Parce que tu passes tes journées à regarder des photos.
AdC : Oui ça pourrait tout à fait me couper les ailes et couper le désir. Mais au contraire, c’est une épreuve, toutes ces images que je vois tous les jours. Grâce à elles, à leur invasion, je me dis que si je réussis encore à vouloir photographier, c’est qu’il y a une nécessité interne, absolument implacable. Je me nourris aussi de ces images-là. Quand tu regardes les images en Irak d’un excellent photojournaliste comme Laurent van der Stockt, son souci du réel, même s’il est documentaire, tu le retrouves aussi en photographiant un arbre, ou je ne sais quoi d’autre. Un ami m’a dit un jour que je photographiais comme un reporter qui aurait pété les plombs. Le photojournalisme capte les symptômes d’un monde en crise, je ne peux pas me sentir étranger à cela. D’ailleurs, un photographe, celui qui avait fait le livre Travelog…
RC : Charles Harbutt.
AdC : Oui, Charles Harbutt m’a énormément intéressé pour cette raison-là. C’est à vérifier mais je crois qu’il a fait partie de l’agence Magnum à un certain moment.
RC : Je pense aussi.
AdC : Pour ensuite se détourner des faits. Au fond on questionne toujours ce qu’est le visible et peu importent les formes que cela prend.
RC : Une des questions centrales du livre Fond de l’œil, est de savoir si la photographie est du côté de la vie ou de la mort. Pour l’essentiel, tu sembles relier la photo à la mort. Pourtant tu écris aussi « Quand je photographie, j’ai le sentiment de me réconcilier avec la vie dans ce qu’elle a de plus précieux et de plus immédiat : le présent. » Mais la photographie dès qu’elle est prise devient du passé ou de la mort.
AdC : Roland Barthes a véhiculé d’une manière un peu assommante l’idée que la photographie est du côté de la mélancolie, du craquement du temps. C’est ce fameux « ça a été », désastreux et douloureux, pour ceux qui restent et contemplent les images (sans parler de ceux qui les fabriquent que Barthes a toujours royalement ignoré.) Je me sens beaucoup plus proche de Robbe-Grillet quand il dit que dans l’image, les verbes sont toujours au présent. Face à une photographie qui me touche, j’ai l’impression que la chose est toujours en train de se produire sous mes yeux. Je n’ai jamais ressenti de nostalgie face à une image que j’ai prise il y a dix ans. On contemple quelque chose de figé, mais riche de projections futures. Il y a une immense capacité de mobilité de la photographie à travers son assimilation psychique. Et c’est vrai que le fait d’écrire après coup sur des photographies, c’est leur donner une seconde vie. La photographie rend possible des retrouvailles avec des choses que je connais déjà, elle les réactualise, parce que je suis vivant. J’ai besoin de l’image pour marquer le coup. Préserver la beauté d’une présence, sans le délire de vouloir l’immortaliser. Peut-être est-ce une affaire de raccordement immédiat au monde, ce fameux acte photographique. Il y a des jours où je pourrais presque photographier sans carte mémoire.

AdC : Ma première expérience des images, c’était surtout au cinéma, face aux visages, dans les films de Bergman. J’étais subjugué par leur beauté, froide, autonome, désespérément en attente. Je me souviens d’un film qui s’appelle Une Passion où tu as un photographe qui montre des images qu’il a faites de sa femme et il y a une des photographies qui montre le visage d’une femme rayonnante. Et le photographe montre ces images à l’un de ses amis. Ébloui, il dit « quelle beauté, quelle sérénité » et le photographe lui répond « ce jour-là elle était épuisée par trois nuits d’insomnie et un mal de crâne absolument épouvantable, elle déprimait. » Et c’est bien cette équivoque qui m’intéresse : comment une chose, en image, est rarement conforme à son origine. Photographier un visage, quelle épreuve ! Comment échapper à l’individuation de la personne ? Je voudrais photographier des têtes, poser d’abord la question du corps, même à travers un visage, pour ne pas tomber dans la psychologie, ou le fantasme de l’intériorité.
RC : Toujours en 2015, tu t’es lancé dans le projet Being Beauteous avec Anne-Lise Broyer, Nicolas Comment et Marie Maurel de Maillé, un livre et une série d’expositions. Quel est le sens de ce projet collectif?
AdC : On avait tous un rapport différent à nos pratiques, mais on se retrouvait néanmoins dans certains moments de l’histoire de la photographie. On aimait tous le rapport de la photographie au texte. Cette photographie dite littéraire qui avait été défendue par des pionniers, dans ce registre, dans Les Cahiers de la Photographie notamment. Des gens comme Gilles Mora, Denis Roche, Bernard Plossu. Et on avait ce sentiment qu’aujourd’hui, il était un peu mal vu, d’évoquer la question de la sensation, du mystère, de l’émerveillement. Comme si tous ces mots étaient aujourd’hui poussiéreux ou rétrogrades. Or dans nos expériences photographiques respectives cette recherche était toujours très forte. Donc on a décidé de rassembler nos images, de ne pas en créer de nouvelles pour l’occasion, mais de produire des séquences inédites, en les mélangeant sans dire qui a fait quoi. Comme si les images se substituaient à leurs auteurs pour vivre une vie nouvelle. Et je te disais que j’aime bien l’idée qu’une photographie puisse avoir plusieurs vies. Sortir une image d’un livre précédent et l’associer à celles des autres pour créer quelque chose de différent était une expérience tout à fait intéressante. On a aussi demandé à deux écrivains, Hélène Giannecchini et Yannick Haenel, lors d’une résidence à la maison Julien Gracq, d’écrire un texte. Ce n’était pas un texte critique, mais un récit littéraire. Ils ont joué exacatment au même jeu que nous. Ils ont cosigné leurs textes et on ne sait pas qui a écrit quoi. Cette expérience a été vraiment nécessaire pour sortir les images de leur contexte et de la vie de leurs auteurs. Comme si on accédait à une espèce de fantasme d’un monde d’image autonome.
RC : Il y a quelques mois tu as sauté le pas en publiant ton premier récit, Histoire souterraine. D’abord dirais-tu que c’est un roman ?

RC : Dans Histoire souterraine tu ne traites que de choses, disons pas très rigolotes. Je ne suis pas critique littéraire, mais ton écriture m’évoque Jean Echenoz. Tu peux raconter des histoires horribles mais il y a toujours, à un moment, un petit twist, une petite ironie ou comme chez lui une petite désinvolture face au sujet qui désamorce la charge dramatique.
AdC : Tout à fait. C’est un point intéressant. Pour revenir à Bergman qui est important dans mon rapport aux images, c’est un cinéaste qui suscite des émotions littéraires. Il a beau traiter des thèmes tragiques, je suis toujours ressorti de ses films avec un sentiment de joie très intense. Si les images sont graves, elles sont toujours sauvées par la beauté, et la puissance de la vie. Qu’elles tiennent de la pesanteur ou de la grâce, on peut toujours en retirer une forme d’intensité. C’est ce qui m’intéresse dans les images que je prends. La photographie a une capacité de pouvoir éveiller un émerveillement à partir de quelque chose apparemment sombre.
RC : Donc tu appliques le même principe au texte ?
AdC : Pour revenir au texte, oui. Il est plus difficile de faire de l’humour dans la photographie, même s’il y a des photographes que je trouve hilarants. Dans un registre très différent, Elliott Erwitt m’a toujours fait énormément rire. Peut-être par une attention extrêmement fine à la question du dérisoire. Je pense que nos vies sont bourrées de dérisions qui peuvent nous accabler ou nous aider à prendre une distance peut-être humoristique avec elles.
RC : En parallèle de Histoire souterraine, tu as publié chez Filigranes HS. Quel est le lien entre les deux livres ?

RC : Pour finir, tes titres sont toujours en apparence simples mais en vérité polysémiques. Histoire souterraine peut se comprendre comme une simple description du fait que tu parles du métro mais aussi quand on a lu le livre comme une histoire qui chemine souterrainement…
AdC : Elle se passe effectivement souvent sous la terre, mais aussi dans les profondeurs bizarres de la mémoire. L’enjeu de Histoire souterraine, comme dirait l’autre, c’est de ramener la profondeur en surface.
RC : De même Après tout peut s’entendre de prime abord comme cette expression figée qui signifie en gros « ce n’est pas grave » mais aussi comme « à la fin de tout ».
AdC : Ou quelque chose qui succède à un événement grave.
RC : C’est important d’avoir cette polysémie ?
AdC : Oui, les titres que j’aime sont comme des prises multiples, comme les images, essayer de prendre des mots qui n’enferment pas le sens dans une direction figée. Incidences par exemple convoquait à la fois une conséquence sans gravité, mais aussi la lumière qu’on dit incidente, qui réfléchit. La conséquence, la lumière. Et oui j’aime trouver ces titres qui fonctionnent comme des images à plusieurs entrées.
RC : Est-ce aussi lié à ton goût pour les jeux de mots lacaniens ? L’autre jour sur Facebook tu as orthographié mon nom « Quoi nier ». [Petits rires]
AdC : À propos de Fond de l’œil, un journaliste d’une radio suisse, en bon lacanien, a entendu « font deuil ». Aujourd’hui, on n’a pas parlé de l’inconscient, je n’ai d’ailleurs pas l’impression qu’il ait bonne presse ces temps-ci. Mais en écriture, comme en photographie, il peut avoir ses petits moments de fulgurance. Je crois que c’est William Klein qui a dit qu’au 500e de seconde, l’inconscient s’en donne à cœur joie. À notre insu, on n’écrit pas le livre qu’on désirait faire, comme on ne photographie jamais ce qu’on avait prévu de voir.
1 Bon à tirer : signature des épreuves qui autorise l’envoi en impression du journal.
Le 26 mai 2017
Amaury da Cunha, Histoire souterraine, Le Rouergue, broché, 128 pages.
Amaury da Cunha, HS, Filigranes Éditions, non relié, 28 pages.
Prochaine exposition : HS, images d’une histoire souterraine, exposition à la maison Auguste Comte, dans le cadre du festival Photo Saint-Germain, en novembre.
Portrait d’Amaury da Cunha © Tina Merandon / Le Rouergue
Allez voir ailleurs !
Le site d’Amaury da Cunha
Celui des éditions du Rouergue, celui de Filigranes Éditions
Celui du festival Photo Saint-Germain
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