Lewis Baltz et John Gossage ont dépeint l’impact des activités humaines sur le paysage américain avec plus d’éloquence et de cohérence qu’aucun autre photographe de leur génération, à l’exception, sans doute, de Robert Adams. Baltz, né en 1945 à Newport Beach, Californie est, à juste titre, connu pour ses photos du paysage californien industrialisé des années 1960 et 70. Ces images de lotissements insignifiants, d’entrepôts, de bureaux ou de parkings sont sans couleurs, sans présence humaine, sans sentiments. Elles sont cliniques, désenchantées et froidement séduisantes. Gossage est né en 1946 à Staten Island. Il se décrit lui-même comme le chroniqueur des “choses qu’il croise sur son chemin“. Ces choses sont des résidus du “progrès” humain. On y trouve des territoires à l’abandon, des graffitis, le Mur de Berlin ou des maisons squattées. Le travail le plus ambigu mais aussi le plus poignant de Gossage représente un étang abandonné à proximité d’un centre commercial de Queenstown, Maryland. Ce travail est l’objet de son livre mythique de 1985, The Pond, récemment réédité. Troisième protagoniste de cette conversation, Monte Packham est né en 1981 à Sydney en Australie. Il est auteur et éditeur. Ses textes ont paru entre autre dans Art & Australia, Sleek ou Another Magazine. Depuis 2007, il est éditeur chez Steidl où il vient de publier Concentric Circles, A Chronicle of Steidl Publishers. Nous sommes le lundi 12 avril 2010. Baltz et Gossage sont à Göttingen pour veiller à l’impression de leurs livres respectifs. Baltz porte un costume noir tout comme son T-shirt. Son visage est rond, légèrement rougi. Ses paupières sont minces. Il a l’air fatigué et aimable. Sa voix est mélodieuse. Gossage porte un pantalon noir et une chemise claire à rayures. Il fait penser à un lutin : de petite taille, très excitable et imprévisible. Les plis de son front s’élèvent et s’abaissent au rythme de sa parole, véritables sismographes de son excitation. Tout au long de leur conversation Baltz et Gossage partagent un goût de l’ironie qui tranche avec le sérieux de leur démarche artistique.
Lewis Baltz : Je pense qu’il est un point sur lequel John et moi sommes d’accord : c’est que lorsque l’on traite de l’art, un sujet aussi vital pour le bien-être de l’humanité, on se doit d’être aussi drôle que possible.
Monte Packham : Pourquoi ça ?
LB : Parce que sinon ce serait tout simplement trop ennuyeux. [Gossage rit]
MP : J’ai entendu dire que tu n’aimais pas être considéré comme un photographe. Est-ce vrai ?
LB : Je préfère ne pas, en effet. Je pense qu’être photographe, c’est un peu comme être une pute: si tu es vraiment très bon, personne ne t’appelle ainsi.
MP : [à Gossage] Tu es d’accord ?
LB : Il ne l’est surement pas.
John Gossage : Je préfère dire les choses autrement [il sort une carte de visite usagée de son portefeuille]
MP : “Optique de précision“?
JG : Oui, je fabrique des lunettes pour un public extrêmement exigeant.
MP : Donc, tu n’es pas très à l’aise non plus avec ce terme de photographe ?
JG : Pour moi le mot “photographe” évoque les moyens employés pour fournir certains types d’informations, de sentiments et autres. Si vous vous focalisez sur les moyens, cela signifie que le message transmis ne sera pas très clair.
LB : C’est très bien envoyé ! [Gossage rit]
MP : Mais il a bien du y avoir, pour vous deux, un moment où vous vous êtes dit “c’est le medium que je veux utiliser” par opposition au pinceau où au crayon ?
JG : Exact.
MP : Mais était-ce parce que la photographie avait un attrait particulier ou bien est-tu tombé dedans par hasard ?
JG : Incapacité totale à faire autre chose ! Je ne sais pas dessiner, pas écrire, et je ne sais même pas danser.
LB : Tu écris bien.
JG : Merci, mais tu es bien mon seul supporter.
LB : Par contre, je me suis laissé dire que c’est un très mauvais danseur.
JG : Je suis un danseur terrible ! Écrire est pour moi extrêmement pénible. Je souffre d’une sorte de dyslexie qui rend ça phénoménalement difficile. J’ai écrit un certain nombre de choses, à ma manière idiosyncrasique, à chaque fois que j’ai pensé que c’était important de le faire, mais je trouve ça très difficile. Sinon, je joue de la musique en amateur et je photographie.
MP : Donc, à l’époque, s’agissait-il de trouver un medium, ou est-tu juste tombé dans la photo ?
JG : Tout a commencé quand j’avais 11 ans, donc la question de choisir un medium ne se posait pas vraiment. J’ai eu ma première commande professionnelle à 14 ans. Je n’étais encore qu’un enfant idiot et peu éduqué. je savais bien faire une chose alors je l’ai faite beaucoup ! [rires] En plus, ça permettait de faire des rencontres féminines en disant juste “nous pourrions faire une vraiment belle image si seulement tu enlevais ton chemisier…”
LB : L’un de mes meilleurs amis – je pense qu’il vaut mieux que je ne le nomme pas, mais j’ai été son prof à San Francisco il y a des années – un jour, il expliquait les choses de la vie à son fils alors adolescent. Et, là, il a fini par lui avouer qu’absolument tout ce qu’il a fait dans sa vie jusqu’à l’âge de 40 ans, l’a été simplement dans le but d’attirer des partenaires sexuels. [Gossage rit]
MP : Et ensuite il s’est casé ?
LB : Non, ensuite il a juste passé la plupart de son temps à attirer des partenaires sexuels. [rires] J’ai trouvé que c’était vraiment honnête de sa part.
JG : Mais sérieusement, je me souviens des années que j’ai passé à New York quand j’étais très jeune. J’ai vu beaucoup de peinture par les pré-pop comme Rauschenberg puis Warhol et Lichtenstein. Ils étaient au début de leur carrière et tout cela semblait très convaicant. Mais, je sentais aussi qu’il n’y avait rien que j’étais capable d’ajouter à ça. À ce moment, il semblait à un certain nombre de gens que c’était la fin d’une certaine forme de peinture. Ils ont bien sûr fini par avoir tort.
LB : Pas tort à 100%
JG : Mais je n’ai jamais eu l’impression que la peinture puisse m’offrir quelque opportunité. Je n’ai jamais ressenti la nécessité d’acquérir les compétences nécessaires pour être bon. Par ailleurs, je n’ai jamais songé à m’adonner à la sculpture. J’ai songé à devenir peintre, mais ce champ me semblait fermé.
MP : [à Baltz] Ta décision d’investir la photographie a t’elle obéit à des raisons similaires ?
LB : Je me souviens avoir été fasciné par la peinture quand j’avais à peu près 14 ans. J’achetais des livres d’art et je les lisais.
MP : Quel genre de peinture ?
LB : Moderniste, contemporaine. Je n’ai jamais eu un grand appétit pour les œuvres des hommes Blancs et morts, jusqu’à ce que je m’approche moi-même de ce statut. Donc jusqu’à tout récemment. Mais j’aimais la peinture et la sculpture contemporaine. De la même manière que j’aime la musique. Mais je n’aurai jamais l’idée d’en jouer moi-même. Quand j’ai du faire de la peinture à l’école d’art, j’ai détesté ça. J’adore aller voir des expositions, mais en tant qu’activité, j’ai vraiment détesté. En plus, c’est très salissant.
JG : Oh oui !
LB : Tu ne peux pas éviter de sentir le white spirit. La photographie était beaucoup plus froide, distante et propre. En fait, si j’avais pu choisir qui être, j’aurai été Antonioni. Mais ça n’était pas possible. Le cinéma m’a beaucoup attiré mais je n’ai jamais réussi à seulement comprendre par où commencer pour apprendre à en faire.
JG : En fait, j’ai presque fait une école de cinéma. J’ai eu la chance de pouvoir l’étudier à Harvard.
LB : Et bien, tu as vraiment tout gâché.
JG : Je sais. [rires] Je suis allé dans une école étrange mais, à l’époque, certaines universités étaient très ouvertes et recherchaient des étudiants un peu différents : Harvard, Princeton, Antioch… Harvard et Princeton ont décidé que je les intéressais et ils étaient même prêts à me fournir un tuteur pour faire face à mes problèmes d’écriture et autres.
LB : Tu étais comme un champion de basket-ball !
JG : Je sais ! Ils ont même dit à la fin de la première année que je pourrai obtenir un diplôme en cinéma avec Ricky Leacock.
LB : Ça aurait pu être très intéressant.
JG : Oui, mais je savais que j’allais accumuler beaucoup de dettes, malgré les prêts et les bourses. En plus je venais juste de sortir d’un cycle complet d’échec avec l’écriture et je sentais que prendre cette direction revenait à foncer tête baissée vers une nouvelle tempête. Donc, j’ai reporté ça d’un an mais entre-temps les émeutes étudiantes avaient eu lieu à Berkeley et ailleurs. Du coup, ils n’étaient plus du tout intéressés par les étudiants différents. Mais oui, en dehors de la photographie, le cinéma a été le seul medium qui m’a semblé pouvoir m’offrir des possibilités importantes.
LB : Pour moi, le cinéma est l’art le plus important du XXe siècle.
JG : Absolument. Il offre toutes les possibilités narratives du roman. Il offre des effets visuels et en outre il offre des choses que ne permet aucun autre art. En plus c’est sacrément amusant : les gens s’asseyent en groupe dans le noir pour regarder les films.
LB : C’est comme l’opéra, il y a 200 ans. C’est du grand art et c’est extraordinairement populaire. De nos jours, aucun autre art ne peut prétendre à cette réussite. Toutes les autres formes d’art que nous aimons, finissent toujours par être une affaire de spécialistes, même si c’est involontaire. Je ne parlerai pas d’élitisme car cela impliquerait une volonté d’exclure. Mais même si nous essayons constamment d’amener les gens à l’art, la plupart du temps ça ne marche pas.
JG : C’est parce qu’ils ne veulent pas venir. [rires]
LB : D’une certaine manière, le cinéma permet de toucher beaucoup de gens, tout en produisant de l’intelligence, du beau ou de la critique. Parfois même les trois à la fois. Il y a différents types et niveaux de cinéma mais à de nombreux égards ils semblent se recouper. Le cinéma atteint le public bien mieux que d’autres mediums.
JG : Je ne pense pas que toi ou moi aurions eu les compétences nécessaires pour être réalisateurs au sein du système. Je ne crois pas que l’industrie du cinéma nous aurait convenu.
LB : Si je m’étais consacré au cinéma, j’aurai sans douté été un ratage total.
JG : Je ne pense pas que je serai capable de gérer toute une équipe à qui il faut donner des ordres. Ni les concessions nécessaires pour faire bouger les choses, pour trouver de l’argent…
LB : C’est comme être le général d’une petite armée. Il faut organiser tous ces gens, des financiers aux syndicats, en passant par les acteurs, afin qu’ils poussent tous dans la direction que tu as choisie afin que toi, tu puisses émerger en tant qu’auteur. C’est tout un boulot. Hitchcock l’a largement expérimenté. Il en a été récompensé mais il s’est battu pour ça toute sa vie.
JG : Oui, même les meilleurs réalisateurs ont ce problème. Heureusement, tous les deux on a pu prendre nos décisions tout seul.
LB : On a pratiqué un art individuel, comme la poésie. À part, bien sûr, que la poésie c’est pour les filles. [Gossage rit]
MP : [à Gossage] Tu loues le cinéma pour ses capacités narratives, mais quand je pense à ton travail, ce n’est pas la notion de narration qui me vient à l’esprit.
JG : Bon, je ne m’intéresse pas à un récit du style “c’est l’histoire de untel“. Le cinéma fait ça tellement mieux que nous : ça parle, les mots sortent de la bouche des gens. Je suis plus intéressé par une narration en relation avec les choses que je photographie. Et donc des choses qu’on peut difficilement considérer comme narratives. J’ai souvent décrit mon premier livre The Pond comme “un paysage narratif” : on y quitte la chaussée pour une zone un peu plus sauvage, on s’y promène un moment et puis on rentre à la maison. Les histoires simples me semblent souvent plus séduisantes que les complexes où l’on risque toujours de se perdre. L’editing d’un certain nombre de mes projets est quasiment narratif : on part d’ici et on arrive là. Et entre-temps un certain nombre de choses se sont passées.
LB : Mais ce n’est jamais un événement. Pas comme chez Jeff Wall où il y a un événement narratif bien défini.
JG : Non.
LB : Un événement narratif souvent brillant sur lequel il est possible de développer une rêverie à partir du moment particulier créé par Wall. Ce que nous faisons, toi et moi, est d’une intensité beaucoup plus basse.
JG : Oui.
LB : Notre travail est comme une offensive au sein d’une guerre de basse intensité. Ce n’est pas une attaque de missile, mais une longue guerre civile qui se poursuit inexorablement.
JG : Avec, à l’occasion, des bombes artisanales qu’on ne voit pas avant qu’elles vous explosent à la figure. À la différence de Jeff Wall, je suis très économe lorsqu’il s’agit de photographier des gens. Dès que tu introduis une personne dans ton travail, il où elle en devient le protagoniste. Et mon travail est à si basse intensité que ça fout tout en l’air. Je veux que le lecteur soit le protagoniste de mon livre. Comme dans The Thirty-Two Inch Ruler : aucun personnage n’apparaît à part le lecteur.
LB : Je pense que c’est l’un de nos points communs : le fait que le sujet de notre travail soit la personne qui le regarde. Dis d’une manière un peu plus Zen : le sujet est nécessaire à la complétude de l’œuvre.
JG : Oui.
LB : C’est l’engagement intellectuel ou l’effort d’imagination du spectateur qui fait que l’œuvre existe finalement. Si tu interposes une autre présence humaine au sein de l’œuvre, cette personne en devient le sujet ce qui pour moi, est simpliste.
JG : Je pense qu’il faut utiliser les personnages avec une extrême parcimonie et une grande délicatesse.
MP : Vous voyez-vous comme les premiers protagonistes quand vous prenez des photos ? Je veux dire, pensez-vous être vous-mêmes le sujet de votre travail ?
JG : Non. Mon travail n’est pas autobiographique, du moins pas intentionnellement.
LB : C’est encore une histoire qui se mord la queue. En un sens, tout est autobiographique : par exemple la décision d’être objectif est subjective et ainsi de suite. Mais si tu nous rapproches de n’importe quel travail “subjectif” ou “autobiographique“, tu vois immédiatement que nous ne sommes pas là-dedans. Notre sujet n’est pas nos voyages autour du monde. Il s’agit d’un univers que nous essayons d’observer.
JG : De toute évidence, peu importe désormais de savoir à quel point nous tentons d’être objectif. Tout ce que nous faisons est fondé sur des choix subjectifs et stylistiques dans notre manière de présenter les choses. Il y a une forte remarque de Frank Stella dans l’un de ses premiers catalogues. Il décrit avec précision la création de ses Black Paintings et le processus intellectuel qui les sous-tend et il dit “alors, j’ai fait un pas en arrière, j’ai regardé et ça fonctionnait“. Parfois c’est tout ce qu’il y a à faire. Reconnaitre un travail comme quelque chose que j’ai fait.
LB : C’est une question compliquée parce que la photographie est une représentation. Elle est une manière de nommer, qui fonctionne plus ou moins au sein d’un modèle linguistique. Dans le même temps, ce n’est pas entièrement linguistique parce que – et c’est ce qui fait qu’un medium est un medium – la photographie permet de créer des choses que tu ne peux pas faire ou dire avec un autre medium. Donc la photographie n’est pas entièrement réductible à un modèle linguistique, pas plus qu’on ne dirait que la musique possède un modèle architectural. La photographie a sa propre méthode de traitement du monde et aussi sa propre méthode pour produire des objets particuliers. Elle ne peut pas être dupliquée par un autre medium ou une quelconque “forme d’expression” (je déteste cette formule).
JG : Je me souviens avoir assisté, dans les années 1970, à une conférence donnée par un photographe assez intelligent qui était invité à expliquer son travail. “Vous voulez que je vous explique de quoi il s’agit ?” dit-il. Alors il s’est tu et s’est contenté de pointer les photos du doigt parce que n’importe quelle explication verbale aurait entrainé d’autres explications qui n’auraient pu faire justice à son travail.
LB : C’est une manière intelligente de traiter la question de l’information et on pourrait dire encore beaucoup de choses à ce sujet. Mais, à la fin des fins, la conclusion est juste : la photographie est ce qu’elle est, tout comme la peinture est ce qu’elle est.
JG : À titre personnel, une chose que je trouve incroyablement satisfaisante avec la photographie c’est qu’elle me permet d’exprimer des choses très complexes et bien souvent contradictoires quasiment en un seul instant. Je ne suis pas très au fait de la philosophie, des religions et autres systèmes de pensée, mais la capacité de la photographie à réaliser très rapidement un objet qui englobe tout ça convient à mon tempérament. J’aime bien photographier.
LB : Je me souviens que, dans les années 1970 et 80, les gens avaient l’habitude de me demander “est-ce un travail formaliste ?” ou bien “est-ce un travail documentaire ?“. Tout un discours strident et vraiment vulgaire. Plus tard, on a commencé à se dire que ça pouvait être les deux à la fois. Et je ne parle pas là ni de spiritualité ni de paresse intellectuelle. Il est possible de jouer plusieurs jeux au sein d’une même œuvre et parfois même de gagner sur plusieurs tableaux. Bien sûr, une œuvre ne pas être, littéralement, n’importe quoi, mais les choses peuvent avoir des sens et des liens multiples.
JG : Je pense que je partage cette vision du monde. Je sens désormais que je peux photographier à peu près n’importe quoi, n’importe où. C’est comme Martin Parr : Parachutez-le n’importe où avec quelques rouleaux de film et il revient avec un livre.
LB : Beaucoup de photographes ont développé des styles signature qu’ils peuvent imposer dans n’importe quelle circonstance.
JG : Lee Friedlander par exemple : il met toujours quelque chose dans la lumière.
Maintenant fatigués, Baltz et Gossage décident de se retirer pour la nuit. “Si jamais tout ça est un jour retranscrit, dit Baltz en partant, je serai très curieux de savoir si une part de notre ironie et de nos sarcasmes, ou, du moins, de nos tentatives, pour être ironiques et sarcastiques, transpireront”.
Propos recueillis par Monte Packham. Traduction Rémi Coignet